Sun Ra ou l’infini arkestral
A La découverte de l’album inédit du Sun Ra Arkestra Inside The Light World : Sun Ra Meets The OVC , outre l’exaltation à l’écoute de ce singulier enregistrement réalisé à la mi-temps des années 1980, une question me taraude : plus je m’approche du personnage et de sa bande, plus ils m’éclairent, à moins qu’ils ne m’éblouissent?!
Chaque fin d’année, les curateur•ice•s musicaux dispensent leur rétrospective discographique, l’occasion de réécouter les bons disques parus ces derniers mois ou de découvrir ceux passés au travers de mes radars. Scrollant de bon matin sur Instagram, je tombe sur une publication du dj et respecté prescripteur Gilles Peterson, s’étonnant d’avoir oublié un disque dans sa revue musicale de 2024. Ce disque, intitulé Inside The Light World : Sun Ra Meets The OVC, est signé de Sun Ra et de son Arkestra. Des enregistrements inédits réalisés au Mission Control studio de Boston en 1986, exhumés par le label anglais Strut records, fruits d’une collaboration déjà ancienne de Sun Ra avec Bill Sebastian, concepteur de l’Outer Space Visual Communicator.
On apprend grâce aux exhaustives notes d’accompagnement que Sun Ra expérimente depuis la fin des années 1970 des procédés d’imageries synésthésiques avec ce personnage, qui m’était jusqu’alors inconnu, Bill Sebastian. Ce dernier développe depuis des années une machine, une sorte d’orgue électronique, permettant de générer et moduler des couleurs et images, comme le fait un synthétiseur avec des sons : l’OVC ou Outer Space Visual Communicator.
Sur la route me menant à ma rencontre de tennis hebdomadaire, j’écoute une partie de l’album. Je tombe sous le charme directement et me surprend à parler tout seul dans l’habitacle de ma voiture : « encore un pan de l’œuvre du bonhomme que je ne soupçonnais pas! ».
un Ra est connu pour ses envolées électronique jazz d’un autre monde, avec une ribambelle d’albums, dont certains sont à la limite de l’audible. Mais Sun Ra est pluriel, jazzman ayant fait ses classes à Chicago dans les années 1940 avec le groupe de Fletcher Henderson, entre autres. Sun Ra maitrise et respecte ainsi les codes d’un jazz plus classique, comme on le perçoit aisément sur certains de ces disques, comme sur l’album Jazz In Silhouette, enregistré avec l’Arkestra en 1961.
Dans la discographique pléthorique du roi soleil, dont je n’ai pas la prétention de maitriser toutes les dimensions, il y a également des objets singuliers, comme l’album Lanquidity, enregistré à Philadelphie, dans des conditions de studio professionnel, quand beaucoup des enregistrements de l’Arkestra étaient réalisés at home. Un album à la facture soul-deep-jazz, tout à fait unique et remarquable.
Dans ces ovnis parmi les ovnis sunraesques, il faut donc compter maintenant sur l’album Inside The Light World proposant l’interprétation de morceaux phare de l’Arkestra, tel que Calling Planet Earth, Stardust From Tomorrow ou Sunset On The Nile, à l’équilibre entre vocal jazz, touche gospel et spirituelle (avec les battements de main présents quasiment sur tous les titres) et jazz électronique. En rentrant de mon tennis, j’ai pu finir l’écoute de l’album et me convaincre définitivement qu’un nouveau voile s’est dissipé sur l’étendue de l’univers musical de ce personnage et de sa troupe.
Il se trouve que Sun Ra m’obsède depuis un certain temps. J’ai connu différentes périodes où je me suis penché sur sa musique, depuis la découverte de son cosmic jazz révolutionnaire et afro-futuriste. Et puis, cette dernière année, j’ai travaillé à l’adaptation du film Space Is The Place sous un format de ciné-concert hybride, avec un ami vidéaste et Vj.
Progressivement, je tente donc de cerner le personnage, d’appréhender son approche, sa discipline, sa liberté, sa philosophie (même si il récusait l’usage de ce terme parce que renvoyant strictement à l’idée de raisonnement), son devenir, sa vie, son humour… Bilan? Plus je m’approche de lui, plus il m’éclaire, à moins qu’il ne m’éblouisse?!
Sun Ra a toujours entretenu une somme de mystères autour de sa biographie. Quand est-il né? Est-il convaincu de son imaginaire au point d’en être le prophète ou s’amuse t-il de nous, en nous confrontant aux limites de nos esprits étriqués? Est-il de ce monde ou d’ailleurs?
L’investigation est d’usage lorsqu’il s’agit de cerner un sujet ou une personne. De Daniel Caux à David Toop, nombre sont celles et ceux qui ont écrits et se sont entretenus avec lui, révélant leur interprétation du personnage et de son monde. Mais plus je me documente, plus je me fonds dans son monde, plus le mystère semble s’épaissir.
A moins qu’il ne s’agisse pas tant d’un mystère que de l’infini qu’il ne cesse d’invoquer dans sa musique, dont le champ de réverbération n’est ni la room d’un studio d’enregistrement, ni une salle de concert, mais le cosmos tout entier. Infini.
Mais, ne passons pas trop vite sur les enregistrements de 1986 contenus sur l’album révélé cette année. Sun Ra utilise un synthétiseur Prophet VS et un clavier Yamaha DX7, deux champions de cette époque. Son jeu est contenu, doux, mélodieux, presque romantique. Sur l’interlude Love In Outer Space, il m’est même apparu le spectre d’un autre compositeur, François de Roubaix. Je confesse que cette résonance est toute personnelle, l’homme orchestre de la rue de Courcelles n’étant jamais loin dans mon esprit d’auditeur. Les références s’arrêtent là, l’album proposant une bande sonore tout à fait originale, où la présence de la chanteuse June Tyson constitue un axe central, l’occasion de m’arrêter sur cette unique membre féminine de l’Arkestra.
Évoquer l’Arkestra et les premiers noms cités sont généralement Marshall Allen, qui fête cette année sa centaine avec la sortie d’un nouveau disque, John Gilmore ou Pat Patrick, tous les trois saxophonistes. Plus rarement, la voix de l’ensemble est soulignée, June Tyson, qui passa pourtant l’ensemble de sa carrière aux côtés de Sun Ra. Vous me voyez venir certainement avec le couplet très contemporain sur le régime patriarcal qui étouffe la voix des femmes, dans la musique comme dans tout autre milieu. La variable genrée est sans conteste un argument solide pour expliquer cette (relative) invisibilisation. D’où la question du rapport entretenu au sein de l’orchestre entre l’écrasante majorité masculine et cette unique femme, mariée au manager de Sun Ra, Richard Wilkinson, une chanteuse, musicienne, costumière, danseuse, qui a quitté notre monde un an avant son boss, en 1992, et laissa une empreinte magistrale sur l’imagerie et la musique du big band cosmique.
Mes recherches m’ont conduit à cet entretien radiophonique réalisé en 1987 par Phil Schaap, où June Tyson, accompagnée de son mari, livre quelques éléments de réponse sur cette interrogation quant à sa place dans la constellation arkestrale. Point de révélations sur de possibles situations d’inégalités ou de harcèlements face à cette meute de musiciens hommes, point de mots laissant entrevoir une position minorisée et fragile face à Sun Ra ou les autres membres de l’orchestre. Il faut dire que le rapport de Herman Sonny Blount, alias Sun Ra, avec les femmes reste assez mystérieux (un mystère de plus). Ayant contracté dans sa jeunesse une maladie impactant son appareil génital (est-ce vraiment une information véritable? Je ne n’ai pas de source précise à vous donner, si ce n’est le souvenir d’une émission consacrée à l’artiste ou un journaliste et critique musical l’évoquait), il semblerait que la vie sexuelle du personnage fut similaire à celle d’un homme d’Église (cette comparaison est-elle vraiment appropriée au regard des révélations trop nombreuses sur les actes malfaisants des soi-disant chastes hommes d’Église?). Peut-être avait-il opté pour une orientation a-sexuelle, par choix ou principe, les plaisirs de la chaire, le sexe ou la relation de couple étant des concepts trop terriens pour cet homme de Saturne.
Ce que je retiens surtout de cet entretien, c’est un mot : la discipline. Ce mot est dans toutes les bouches lorsqu’il s’est agi de décrire les méthodes de travail et la vie communautaire de l’Arkestra. La liberté dans la discipline. Tous et toute la souligne. Et puis, bien sûr, la place prépondérante de Sun Ra, qui orchestre, dirige, trace le chemin que June et les autres suivent quasiment aveuglément. La gouvernance est strictement verticale. Sun Ra demande (plus qu’ordonne) et ses musicien·ne·s tentent de suivre. June Tyson revient ainsi sur les longues et constantes sessions de répétitions, sur le travail acharné qu’exécutait la formation pour mettre en ordre l’espace musical immense qu’il construisait au fil des années.
Dans le film Space Is The Place, June Tyson joue son propre rôle, apparaissant dans les scènes captant les moments live de l’Arkestra. Elle tient là aussi une place singulière. Elle est le seul rôle non soumis au male gaze, au contraire du reste des personnages féminins du film. Construit au fil de l’eau, au cours d’un tournage plutôt dantesque (je rappelle que le film devait être, à son origine, un documentaire d’une quarantaine de minutes sur Sun Ra et s’est transformé, sous l’impulsion de ce dernier, en une œuvre de fiction d’une heure vingt), le récit du film emprunte aux codes de la blaxploitation et du cinéma tel qu’on le pratique alors. Se situant dans l’univers du ghetto noir, les femmes sont réduites à être putes ou maitresses. Avec un regard contemporain, exigeant de relever ce que le cinéma met en lumière en matière de violence patriarcale, cette dimension du film est gênante. Nous avons donc fait le choix, dans notre relecture de l’œuvre, de gommer cette dimension pour révéler davantage la figure féminine qui sur-nage au-dessus de cette mare masculiniste. June Tyson. June et ses lunettes, chantant au devant de l’Arkestra. June, déclamant les différents thèmes de la bande originale : Calling Planet Earth, Satellites Are Spinning, Outer Spaceways Incorporated, Love In Outer Space, Space Is The Place.
Je devrais finir ce modeste papier en vous livrant mes conclusions sur Sun Ra. Je n’en ai aucune. Je dois dire que cette impossibilité de saisir pleinement ce personnage est réjouissante.
C’est un appel à poursuivre le voyage, encore et toujours, une invitation à écouter, voir, sentir, percevoir, lâcher prise pour suivre la trajectoire infinie tracée par ce musicien hors du temps, dont la contemporanéité est manifeste.
Dans Space Is The Place, le second rôle principal est celui de l’Overseer, représentant la cupidité, l’immoralité, le vice, le bad boy gambler et proxénète, le noir qui pactise avec les blancs, convaincu du salut que confèrerait l’argent et le pouvoir. Un personnage parmi tant d’autres précipitant la fin du monde par laquelle le film se conclut.
Alors, si je vous dis, cupide, mégalomaniaque, Starlink, psychopathe multi-milliardiaire, X et transhumanisme… vous voyez de qui je veux parler? Sun Ra vs Elon Musk.
Un remake bientôt sur les écrans ?
A creuser…