Le noir et la lumière
A priori, il ne semble pas avoir de lien évident entre le musicien africain-américain Sun Ra et le peintre français Pierre Soulages. A moins que la lumière montrant le chemin à travers l’obscurité ne les fasse dialoguer.
Dernièrement, au cours d’un doux après-midi à la maison, tranquillement calé dans mon canapé à regarder un match de rugby du tournoi des Six Nations, je scrollais machinalement instagram, comme nombre d’humains numériquement aliénés comme moi. Vous me voyez venir avec cette référence à la culture de l’ovalie dont Soulages était friand, lui le grand gaillard de l’Aveyron. Je viendrais à l’homme de la lumière plus tard. Pour le moment, je relève une citation relayée par une radio anglaise. Les citations partagées sur les réseaux sociaux, c’est la culture générale à bon frais de notre monde connecté. Tout le monde y va de ses bons mots, empruntés à un philosophe, un moine tibétain ou un entrepreneur « inspirant », « disruptif » et « bienveillant », soit l’équivalent post-moderne d’un philosophe-moine tibértain dans la réalité capitaliste. Non, ici, je me suis arrêté sur cette citation qui m’a tout de suite éclairée. Je vous la livre donc.
“Without a practice, without a discipline, life is pretty much a series of contingent events ; moving from one situation to another, jumping from one mess to another, or simply sleeping through it all.
With a practice, we develop a structure of acting in the world ; within which we construct an interior architecture, moving to realise what we are, uniquely, born to achieve.“
C’est Robert Fripp qui parle en 2020, connu surtout pour avoir été le leader de King Crimson, mais que j’apprécie surtout pour ses projets partagés avec Brian Eno. Avoir une pratique, la développer avec méthode, trouver une discipline pour la tenir et la maîtriser, faire pour devenir, faire pour se situer. Ces bons mots, plein de sens dans le tourbillon de l’immédiateté que constitue notre contemporanéité, m’ont rappelé un récent entretien donné par Marshall Allen au Gardian. Marshall Allen fut un compagnon de route, ou plutôt de vol, de Sun Ra. Membre historique de son Arkestra, il conte dans cet article les débuts de cette aventure et, surtout, les méthodes de travail qui étaient les leurs. Peut-être ne connaissez-vous pas, ou peu, l’œuvre de Sun Ra. On peut la qualifier de libre. La réduire à l’étiquette du free jazz me semble, toutefois, réducteur et même trompeur. Sun Ra et son Arkestra dialoguait avec le cosmos et comme le souligne Allen, ceci exigeait une discipline et une méthode vigoureuses. Sun Ra ne pianotait pas sur ces claviers au gré de ses humeurs et de son inspiration du jour. Sa musique était le fruit d’un travail immense, de répétitions, de gammes, mêmes dissonantes, longuement pensées et jouées. Il pratiquait un jazz cosmique, une musique de l’ailleurs qui reflétait sans pareille le monde dans lequel nous naviguons.
Le ciel est un océan d’obscurité quand aucune lumière ne montre le chemin
The Sky Is A Sea Of Darkness When There Is No Sun To Light The Way © Sun Ra
Je discutais la semaine dernière avec la fille d’une amie de sa visite de l’exposition Rothko à la Fondation Louis Vuitton. Les peintures du peintre américain n’ont pas fonctionné sur elle, elle est restée à distance, simple spectatrice et en a conclu que son art relevait quelque peu de la fainéantise. De la couleur badigeonnée sur des toiles grand format. Il s’est pas foulé le type ! C’est une critique compréhensible d’une adolescente n’ayant pas l’ensemble des repères pour appréhender cette peinture. Je lui ai répondu que le minimalisme abstrait de Rotkho résultait, malgré la relative simplicité des tableaux, d’un travail acharné et d’une discipline sans faille. Face à une œuvre, picturale ou musicale, le public ne perçoit pas forcément l’immensité de la pratique dont elle est le fruit. Puisqu’une œuvre constitue le résultat d’une pratique, de techniques, d’imagination, de travail, d’essais avortés puis finalement convertis. Une œuvre n’est pas là pour sublimer les heures de travail d’un.e artiste, ce n’est pas son rôle. Il s’agit ainsi du travail dissimulé de l’artiste, son quotidien, son obsession, sa préoccupation. Essayer, répéter, tenter, échouer pour espérer accoucher de quelque chose de satisfaisant.
En la matière, Soulages représente à mon sens un idéal-type. J’ai visité il y a quelques années maintenant le musée qui lui est consacré à Rodez. Par-delà les nombreuses œuvres du plus grand peintre français du XXeme siécle, le lieu donne à voir la pratique picturale, artistique et artisanale de Soulages. 8 années pour concrétiser les vitraux de l’abbatiale de Conques, des années d’expérimentations de la couleur, des techniques, des formes pour ordonnancer une toile. Une vie de peinture pour aboutir aux outrenoirs. Une vie de lumière et de couleurs pour aboutir au noir.
“ The Sky Is A Sea Of Darkness When There Is No Sun To Light The Way “
Aujourd’hui encore, nombre d’années après ma visite de ce lieu, je repense souvent à la sensation, à l’émotion, à l’enlightenment que j’ai ressenti pendant les longues minutes que j’ai passé dans la salle finale du musée où sont exposés les outrenoirs. Ces monochromes obscures dont une captation numérique ou une photo ne révèlent rien. Ce noir qui ne reste que du noir si on le regarde de manière statique, sur du papier ou sur un écran. Face à eux, par contre, par de légers mouvements latéraux, on comprend alors, sans qu’une documentation n’ait besoin de nous l’expliquer, pourquoi Soulages s’est échiné à peindre du noir.
Les outrenoirs sont les anti-trous noirs, ces géants de l’espace qui avale la lumière. Ces masses si lourdes et imposantes qui mangent la lumière, celle-là même avec l’air et l’eau qui garantit notre vie. Les outrenoirs sont des réflecteurs de lumières. Ces peintures révèlent l’invisible et le commun, ces faisceaux de vie, ces particules qui éclairent le chemin, celui-là même que Sun Ra s’est évertué à défricher.
Si je vous dis que nous naviguons largement dans l’obscurité, vous trouverez certainement quantité d’interprétations et d’arguments à cette métaphore nocturne. L’obscurité n’est pas nouvelle, ni le fruit de notre époque. Elle a traversait les âges, les communautés, les vies, les aires géographiques. Quand la lumière ne perce définitivement pas et que le noir avale tout. Soulages, à travers ses outrenoirs, invite à ne pas paniquer face à cette obscurité, ce noir qui s’empare des relations de nous au monde. Ce noir peut refléter la lumière, la révèler. En cela, ces peintures nous montrent un chemin que seul une pratique, et non simplement un travail, peut certainement dessiner. Combien de nos contemporains travaillent dans le noir, sautillant d’une contingence à une autre, réagissant au gré d’évènements qu’ils ne contrôlent pas, se fatiguant à satisfaire des demandes sans fondements ni lendemains ? Notre jeune et dynamique premier ministre, dans la lignée de ces prédécesseurs, veut remettre la France au travail. Le travail, pour ces gens, représente un devoir, une obligation morale, quoi qu’il en coûte. Mais que vaut un travail si aucune lumière ne s’en échappe ?
A la fin des années 1960, la contre-culture battait son plein et son champ de bataille premier était celui du travail, ou plutôt du refus du travail salarié. Ne pas perdre sa vie à la gagner, voit-on fleurir encore régulièrement dans les manifestations. La remise en cause de la valeur travail dans le monde capitaliste représente le danger fondamental pour la classe dominante. Que ce soit par le biais d’une activité syndicale prônant la grève générale, ou par les militants d’une autre manière de structurer une activité professionnelle, par delà les arcanes de l’exploitation salariale, le travail, tel que définit communément, est en ligne de mire.
Il est évident que nous sommes loin aujourd’hui de cette perspective révolutionnaire. Refuser le travail tel qu’il nous est prescrit. Pourtant, l’époque folle qui est la nôtre, accélérant sans relâche les cadences, les compromissions, les errements, pourrait nous inviter collectivement à préférer la pratique au seul travail.
Il est sûrement facile depuis ma place d’artiste de proposer un tel programme. Comment pallier à la demande collective de satisfaire son pouvoir d’achat dans un monde où le travail salarié ne serait plus central ? Je n’ai pas la réponse, qui doit se construire collectivement. Néanmoins, par l’écoute de Sun Ra et de son Arkestra, ou lorsque je visiterai une nouvelle fois le musée Soulages, je me convaincrais encore et toujours du pouvoir de la pratique, de la discipline qu’elle exige, du temps long qu’elle oblige, de la vision qu’elle éclaircit, et des imaginaires qu’elle permet de charrier. Virginia Woolf militait pour que les femmes disposent d’une chambre à elles. Je vous souhaite de développer votre pratique à vous.