La sono mondiale : call & response
Dans l’ouvrage « La fabrique de la sono mondiale – Des musiques africaines face à l’impérialisme culturel », l’autrice et docteure en Littératures comparées Arielle Nganso scrute l’importation française de trois musiques urbaines africaines majeures : la rumba, le soukous et le makossa.
Pour nommer le répertoire musical africain, disons des années 1970/80/90, j’ai pris l’habitude confortable d’utiliser le terme “sono mondiale“, popularisé par le magazine Actuel et sa sœur radiophonique Radio Nova, période Jean-François Bizot. Je me sens plus à l’aise avec ce terme qu’avec toutes les autres étiquettes à dispositions pour qualifier la modernité musicale d’Afrique et de ses diasporas : musiques du monde, world music, global groove.
C’est avec ce terme qu’Arielle Nganso titre un ouvrage d’études culturelles faisant la lumière sur une période, documentée dans la presse musicale et spécialisée, mais trop peu dans les lumières de la recherche académique. Elle propose ainsi une histoire précise et méticuleuse de l’importation en France des trois courants musicaux citées en préambule pour servir une analyse postcoloniale sur les rapports asymétriques que le milieu musical a entretenu, sous couvert de multiculturalisme, d’altérité culturelle et de lutte contre le racisme.
La fabrique de la sono mondiale © Arielle Nganso – Editions Amsterdam
“ […] l’écoute et la diffusion des musiques urbaines des pays d’Afrique centrale de 1960 à 1990 en France ont connu une double tension. D’un côté, elles ont été favorisé par le pluriculturalisme de la société française et la volonté du gouvernement de préserver une « cohésion sociale » au sein de l’Etat ; de l’autre, elles ont été handicapées par un modèle « raciologico-culturel » français que le discours politique s’est refusé à prendre en compte. “
1. L’imaginaire colonial français à l’oeuvre
Les médias, le public, la filière musicale, les institutions ont eu l’habitude, toujours persistante, d’évoquer un grand tout qui serait « les musiques africaines ». Cette généralisation constitue un parallèle à l’assertion « Afrique », englobant, dans une croyance bien occidentale, un objet illusoire et phantasmé. Ici se mesure hier comme aujourd’hui ce que le penseur Edward Saïd décela bien tôt avec son travail sur l’orientalisme, soit la construction exogène d’un “autre“ assigné et bien souvent exotisé. Le travail de Arielle Nganso se démarque de cette approche trompeuse en s’intéressant à trois styles musicaux renvoyant à une aire géographique déterminée, l’Afrique centrale. Le choix de ces styles a été dictés par leur caractère hégémonique durant la période dont il est question dans le livre, de 1960 aux débuts des années 1990.
Les premiers chapitres de l’ouvrage révèlent les imaginaires (post-)coloniaux à l’œuvre suite aux indépendances des états africains et la mutation des liens asymétriques entre l’ex-métropole et ses ex-colonies par le jeu d’une coopération culturelle à sens unique. Ces rapports de domination postcoloniaux ont fait l’objet de nombreux travaux, analysant en quoi la structure du pouvoir colonial a infusé les postures et modalités d’actions des acteurs et institutions, composant un vaste réseau plus ou moins souterrain servant l’allégeance des pays de l’aire d’influence francophones vis-à-vis de son « grand frère » français.
L’autrice évoque notamment la mise en place des instituts français et des initiatives de préservation/valorisation/extraction du patrimoine musical africain, entrepris par exemple par le label OCORA, émanation de Radio France. L’heure est alors aux expéditions d’ingénieurs du son français visant à enregistrer et diffuser les expressions musicales vernaculaires. Les disques OCORA sont encore aujourd’hui des éditions recherchées, pour la qualité de leurs enregistrements et la riche collection de musiques traditionnelles de sa discographie. Nous sommes alors dans le coeur de l’entreprise ethno-musicologique consistant à capter les musiques d’ailleurs pour les faire écouter, les étudier et les vendre en Europe. Sous couvert d’ouverture et de louables intentions africanistes, il n’en reste que les retombées de cette industrie de la captation sonore ne profite qu’à un bord, français, sans que soit véritablement envisagé des contreparties pour les artistes et musiciens africains se prêtant à l’exercice.
A cette persistance de l’influence française se couple les contraintes et limites des filières musicales des pays d’Afrique de l’Ouest : déficit de structuration, absence de système opérant de redistribution des droits d’auteurs, difficulté pour les studios d’enregistrement de suivre les évolutions techniques par manque de moyens financiers. Ainsi, les carrières des auteur·ice·s-compositeur·ice·s et interprètes sont freinées, ne pouvant entrevoir un horizon autre qu’un marché local ou continental. Or, l’heure est à l’essor et la mondialisation de la pop music, les labels et producteurs européens facilitant, dans le contexte d’une économie capitaliste et d’une démocratisation de l’écoute musicale, le développement d’artistes à l’international. Un eldorado se dévoile alors et nombre de musiciens nourrissent un désir d’exil en Europe, en France et en Belgique principalement, afin de prendre le train en marche et passer d’une activité de survie dans leur pays d’origine aux lumières du show business européen.
Les itinéraires d’émigration sont toutefois semés d’embuches et beaucoup d’artistes se retrouvent confrontés une fois le voyage réalisé à la dureté et la précarité d’une vie hors de ces bases, dans un pays européen dont les valeurs d’accueil ne sont qu’illusoires. Les musiciens sont des émigrés, des personnes racisées en prise avec le racisme systémique que l’état français a bien du mal à assumer. Il n’en reste toutefois que la jonction s’opère et que, bientôt, les esthétiques des musiques urbaines africaines séduiront producteurs et taste makers français, dans le contexte, à partir de 1981, de l’arrivée de la gauche au pouvoir, sensible, au moins en principe, à l’ouverture au pluriculturalisme et aux horizons culturels et artistiques extra-hexagonaux.
2. Et la sono mondiale résonna
Le rentrée radiophonique de septembre 2024 consacra la fin de la singularité d’une station parisienne au première loge du sujet qui nous préoccupe ici : Radio Nova. Déjà malmenée et aseptisée depuis la fin des années 1990 puis normalisée par l’arrivée de la publicité sur ces ondes, les propriétaires ont définitivement sonné la fin d’une récréation radiophonique avec, selon leurs mots, une ligne éditoriale « rajeunie » et flirtant avec une programmation mainstream. Radio Nova a pourtant participé dans les années 1980 et 1990 à l’émergence, le soutien et la diffusion de styles musicaux invisibilisés par les mass media.
Arielle Nganso revient sur les débuts de cette aventure et le levier qu’elle constitue pour la musiques urbaines africaines. Radio Nova est alors partie prenante d’un réseau d’acteurs et structures plus ou moins indépendantes confortant l’installation de la rumba, du soukous et du makossa dans le paysage musical français. L’exposition “Paris-Londres – Music Migrations“ proposée à la Cité de l’Immigration en 2019 révélait une somme de documents et d’iconographies de cette histoire des musiques subalternes – musiques d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne, musiques antillaises et ultra-marines – ayant élu domicile dans la métropole francilienne. Sur cette exposition, vous pouvez vous rapporter au podcast suivant :
La Causerie Musicale © A.s
Des images du club de Montreuil la Main Bleue étaient par exemple projetées, un lieu où le tout Paris branché s’encainallé aux sons de la rumba, du soukous et du zouk. L’apport essentiel, à mon sens, du travail d’Arielle Nganso réside dans l’effort monographique réalisé pour compiler et cartographier le réseau des personnes ressources, labels (bien qu’une liste fournie p.243 comporte certaines erreurs et omissions) et établissements de nuit qui font alors la sono mondiale parisienne. Des cartographies détaillés démontrent à quel point ce réseau est dense, ne couvrant pas simplement les arrondissements où la présence de communautés africaines est manifeste, mais quasi l’entièreté de la géographie parisienne.
“ […] chaque semaine, les soirées à ambiance afro-carïbéennes se succèdent à un rythme accéléré et sont fortement concentrées dans le 4eme, le 2eme, le 3eme, le 1er, le 11eme, le 9eme et le 10eme arrondissements. Loin d’être situés massivement dans la banlieue parisienne, c’est dans Paris intramuros, là où se trouve la classe moyenne et supérieure de l’Ile-de-France que s’épanouit la sono mondiale. ”
Comme un graphique (p.178) l’illustre, la diffusion des musiques urbaines africaines dans les médias radiophoniques et télévisuels français est en constante progression durant les années 1980 et s’installe définitivement dans le paysage musical à l’orée des années 1990. Les producteurs et soutiens précurseurs de ces musiques, que l’on surnomment les « guerriers » – Jean-François Bizot, Philippe Conrath, Martin Messonnier, Rémy Kolpa-Kopoul, Gilbert Castro entre autres – voient leur engagement pour ces artistes et scènes se transformer en phénomène national et même international, sous l’égide notamment du label Island Records et d’artistes de pop music tels que Peter Gabriel. Mory Kanté, Salif Keita ou Touré Kunda connaissent une ascension fulgurante avec des formules musicales nouvelles, comme nous le verrons juste après. Comme l’industrie musicale l’orchestre dans tous les champs de la production, des artistes phares à la reconnaissance internationale émergent tandis qu’une majorité d’artistes africains restent minorés, empruntant les circuits des labels indépendants et touchant un public plus avisé.
Une attention particulière est portée à cette géographie de la production musicale, mettant en exergue des studios parisiens où les musiciens africains et antillais ont l’habitude d’enregistrer : le studio Marcadet, le Color studio, le studio Caroline (également label) ou la grosse écurie qu’est le studio Davout et les productions Syllart.
“ La sono mondiale se fabrique […] via l’autoproduction. Dans ce système, les artistes écrivent généralement eux-mêmes les textes et la musique, puis cherchent des arrangeurs et des producteurs et participent également eux-mêmes à la promotion de l’oeuvre. […] C’est une économie de la débrouille dans laquelle les membres de la famille, les amis et les compatriotes sont fortement mis à contribution sur tous les aspects de la production phonographique. “
Des attelages artistes-auteurs-interprètes et arrangeurs-producteurs naissent ainsi. C’est le cas notamment (non cité dans l’ouvrage) du duo entre le musicien camerounais Ekambi Brilliant et l’arrangeur et guitariste français Slim Pezin, musicien de studio nous ayant quitté récemment.
3. Acculturation esthétique et fusion musicale
Cette poussée des productions africaines n’est pas sans conséquence sur les esthétiques proposées à l’auditeur et auditrice européen. Pour assurer une plus grande réception et respecter les canons de l’époque, rumba, soukous et makossa fusionnent avec les principes d’arrangement et de production pop de l’époque, poussant à une large digitalisation du son et simplification harmonique. Sur ce terrain, l’autrice analyse ces transformations sous l’égide de son postulat postcolonial originel. Les musiques africaines seraient ainsi blanchisée pour correspondre au marché européen auquel elles sont maintenant destinées. Il est certain que la production française et occidentale génère des évolutions esthétiques et musicales manifestes par ce jeu asymétrique, qui veut que le producteur, par son pouvoir économique sur l’oeuvre, impose ses vues aux artistes. Que ce rapport de force soit traversé par les imaginaires coloniaux et postcoloniaux est certain, pourtant, cet angle d’analyse me semble lacunaire quant à l’explicitation de ce choc esthétique que constitue les années 1980 pour les musiques africaines.
L’ensemble des styles musicaux sont alors en prise avec ce choc. Rock, reggae, disco/boogie, soul music, electro naissante… l’heure est au digital, aux boites à rythmes, aux synthétiseurs et à une électronique musicale de plus en plus centrale. Les musiques africaines sont pareillement confrontées à ce virage synthétique, bien au-delà de la seule sono mondiale française. Que la fusion musicale qui en ressort soit un stigmate du pouvoir technologique, économique et culturel de l’occident (principal pourvoyeur de ce nouvel instrumentarium et des principes de production qui en découlent), c’est un fait difficilement contestable. Que cette fusion soit le visage de la blanchité incorporée aux musiques africaines, c’est, à mon sens, assigner ces dernières, et par là-mêmes leurs auteurs et autrices, à une vision phantasmée de l’authenticité musicale africaine.
Ray Lema, musicien congolais, qui connu une carrière internationale, fut un des artistes africains fer de lance des musiques électroniques africaines (son album Gaïa sorti en 1990 en est une parfaite illustration). Très tôt, il a fait le rapprochement des principes de composition et d’approches musicales africaines avec celles prévalant par et avec les ordinateurs, les boites à rythmes et les synthétiseurs : approche sérielle, boucle rythmique, transe synthétique. Beaucoup d’autres précurseurs africains des musiques électroniques, non directement rattachés à la sono mondiale ou aux circuits internationaux de la world music, peuvent être cités : le nigérian William Onyeabor, le camerounais Francis Bebey, l’éthiopien Hailu Mergia… Pour un panorama (non exhaustif) de ces esthétiques musicales africaines synthétiques et électroniques, vous pouvez écouter ce récent mix que j’ai enregistré pour la Discothèque Africaine :
Dans un jeu d’hybridation similaire, les musiques nord-américaines et européennes se sont imprégnées des couleurs, poly-rythmies et gammes africaines, dans le jazz très tôt avec notamment Art Blakey et son hard bop mâtiné de percussions africaines, mais aussi dans le funk, le disco et son sous-genre afro-disco et même dans la chanson française avec un artiste comme Pierre Vassiliu, grand voyageur, qui honora les musiques africaines, tout en servant une langue acerbe quant aux comportements des expatriés européens dans son album « Vassiliu » sorti en 1979.
Je nuancerai donc la logique analytique de l’ouvrage qui aurait pu considérer davantage les allers-retours, le call & response, caractéristique de la période postcoloniale, qui généra une intrication complexe des processus et objets culturels entre les ex-empires et leurs ex-colonies. Même si les asymétries incontestables de pouvoir subsistent, les périphéries africaines se font une place au centre de l’échiquier, et essaiment de leur signature culturelle les milieux sonores et musicaux (et culturels donc) de l’Europe. Comme l’avait justement souligné Paul Gilroy, dans le cas précis et plus tardif de l’Angleterre, l’empire n’a de cesse de contre-attaquer.
Néanmoins, les contre-hégémonies subalternes déploient nombre de tactiques pour renforcer leur position et s’inscrire durablement dans le paysage français, avec difficultés, compromis et désillusions, mais sans pour autant n’être que les supplétifs des tenants de l’hégémonie blanche et capitaliste. L’autrice évoque l’une de ses tactiques en citant des entretiens avec Salif Keita et Manu Dibango, expliquant qu’ils se donnaient les moyens dans ces années 1980 de proposer deux versions de leurs albums, un premier format collant au préceptes musicaux de la sono mondiale, pour le marché international, un second, plus proche des sonorités originales des musiques mandingues pour le premier et du makossa pour le second, destinés à leur fan base locale, en Afrique.
C’est pourquoi je nuancerai finalement cet élément conclusif, comparant les « guerriers » dont il était question plus haut, à des néo-colons impérialistes :
“ Les directeurs de festivals tels que Christiant Mousset ou Mamadou Konté et les producteurs tels que Martin Meissonier ou Gilbert Castro étendent le réseau de ces musiques urbaines de l’autre côté de l’Atlantique avec Chris Blackwell d’island Records, prêt à accompagner la vogue internationales de la sono mondiale. Cette logique rappelle celle du système colonial : s’emparer des matières premières des colonies et les transformer en produits finis hors du territoire colonisé avant de les revendre dans le reste du monde. «
4. Sur une politique de la reconnaissance par la patrimonialisation
La dernière partie de l’ouvrage envisage le contexte actuel de redécouverte du patrimoine musical de ces années de bouillonnement fusionnel, à destination de nouvelles écoutes et d’une réception de ces albums et morceaux par une plus jeune génération. Il est question notamment de la compilation « Nouvelle Ambiance » sorti en France sur le label du même nom, par Hugo Mendez et Nico Skliris.
Depuis 2002 avec la sortie de la compilation Ghana Soundz par le label anglais Soundway, fondé par Miles Cleret, bientôt rejoint par Analog Africa quelques années plus tard, sous l’égide de Samy Ben Redjeb, la réédition de musiques urbaines africaines, par delà les seules rumba, makossa et soukous, a inondé le marché indépendant et les playlists de djs et sélecteurs à travers la planète.
Ici, il s’agit plutôt de déterrer les musiques produites en Afrique, et surtout celles qui trouvent une résonances avec des styles musicaux nord-américains et européens : soul-funk, disco, musiques psychédéliques, afrobeat. Il serait illusoire de dresser un inventaire complet de cet exercice maintenant rodé de rééditions, tant les labels et projets fourmillent. Une majorité de ces disques bénéficient de licences avec les ayant droits, permettant de refaire vivre un catalogue oublié et délaissé. Pourtant, un angle mort subsiste. Ces rééditions sont distribuées, sous format physique et digital, sur le marché mondial, mais impactent très peu les pays d’origines des artistes qu’elles promeuvent. Comme le suggère l’autrice en évoquant les rares initiatives de conservation/patrimonialisation en Afrique Centrale et de l’Ouest, un effort pourrait être consenti pour davantage diffuser ces musiques des années 1970 et 1980 en Afrique. Dans les échanges que j’ai pu avoir au Bénin, ou avec des ressortissants sénégalais ou ivoiriens, le constat est souvent le même : un fossé existe entre le golden age des années 1970 et les scènes actuelles, elles-mêmes sautant aujourd’hui ce exil nécessaire dans l’ex-métropole pour une diffusion direct, à l’international, de l’afro-pop.
Mais ici aussi, il faut se garder de conclusions trop hâtives. L’extraction de disques par les diggers européens et nord-américains ces vingt dernières années n’est pas une exception africaine, mais participe d’une circulation mondiale des disques, décuplés avec l’appétence des mélomanes pour les rare grooves du monde. C’est ainsi qu’aujourd’hui, 80% des originaux de musiques jamaïcaines se trouvent au Japon, quand les collectionneurs de jazz américains rachètent également des disques pourtant produits aux Etats-Unis sur le marché japonais, ce dernier constituant aujourd’hui la plus profonde réserve de disques de second main du monde.