Le dernier cinéaste
Je me figure les générations futures. A moins que ce soit les générations passées. Une rétrospective dans feu la Cinémathèque Française consacre le dernier cinéaste français, que dis-je, marseillais, dont l’oeuvre est projetée en ce mois de décembre 2036.
“Et la fête continue!“ est le titre de son dernier film sorti en 2023. Ce n’est pas si lointain, pourtant, hier, c’est déjà loin dans un monde gouverné par les IA. Non, rassurez-vous, je ne vous servirai pas le piètre tableau d’un monde qui attend toujours sagement d’accélérer (peut-être vous attendiez vous au verbe ralentir?) pour en venir vite, mais alors vite, au postcapitalisme. Ce monde bien réel et non imaginaire est celui où tout est maitrisé, conquis, entrepreneurial. Où, néanmoins, des images, des sons, des récits, des histoires, des relations sont manquantes. Elles ont disparu, relégué au registre « conservatisme et réaction sociale ». Bon, on se console avec quelques rétrospectives cinématographiques projetées sur grand écran, ici et là. Des rétrospectives sauvages, sortes de Saint-Soline de la salle au noir où de joyeux et joyeuses résistant•e•s bousculent le statu quo pour faire voir du cinéma.
Et quel lieu plus symbolique, plus emblématique que l’ex-Cinémathèque Française pour un squat cinéma! Oui, parce que le lieu existe toujours mais sa destination a bien changé depuis sa privatisation et son rachat par Amazon. Elle est aujourd’hui siglée Prime Vidéo. On y entre pour souscrire à des abonnements numérico-intelligo-artificiels toujours plus inclusifs*, résiliants*, bienveillants*, éco-responsables*. Je n’y comprends rien bordel, je peux pas vous en dire plus. Mais on s’en fout, ce n’est pas le sujet. Là, on cause cinéma.
La joueuse troupe ayant investi la grande salle de projection de la cinémathèque fait défiler les images de Marseille sur l’écran. Les films s’enchainent, de “Dernier Eté“, premier long réalisé en 1981 (mon année de naissance!) jusqu’à “Et la fête continue!“, avec entre ces deux bornes, pas moins de 21 films. Marseille assure l’unité de lieu. Un univers se déploie, minute après minute, dialogue après dialogue, film après film. Il y a bien quelques exceptions, des escapades en Arménie notamment. N’empêche, Marseille est sur toutes les images, dans toutes les bouches, sur tous les visages. Un condensé de Méditerranée, des femmes et des hommes d’ailleurs qui un beau jour se réveillent marseillais·e·s.
Et puis, une unité de troupe. Pas celle que j’évoquais précédemment, à l’initiative de ces projections salutaires. Non, une troupe d’acteur·ice·s qui se suivent, parlent, s’aiment, s’engueulent, se toisent, vieillissent ensemble. Une troupe fidèle qui, au fil du temps, se renouvelle, sans toutefois faire d’infidélité au plus vieux et vieilles.
Un cinéma d’un autre temps, une politique d’un autre temps, des espérances d’un autre temps. Et à la fin, il reste peut-être qu’une seule et unique “chose“. Comment la nommer autrement? Son dernier film l’évoque avec malice, volupté et conviction. Un dernier film que certain·e•s jugeraient réaliste mais qui tient davantage du conte. Dans la tempête, au milieu des trombes d’eau et des vagues géantes, mieux vaut regagner le port dit l’un des personnages. Face au monde qui se perd, au ciel qui peine à trouver son soleil, mieux vaut le conte au réalisme capitaliste. Voilà donc comment j’ai reçu ce film.
Ah, mais j’oubliais, je n’ai pas défini cette “chose“. L’amour bien sûr! L’amour. Que nous reste t-il d’autres, à nous autres, femmes et hommes d’un autre temps, derniers communistes, derniers éclaireurs d’un monde commun et partagé, d’un monde ouvert et créole, d’un monde sans frontières où l’humanité est reine. Haha, rien que de l’écrire, j’en souris. Tellement dépassé en 2036, vous n’imaginez pas !
Et la fête continue!
J’ai consulté mon IA pour écrire un paragraphe sur l’idéal communiste. Il m’a sorti un machin assez complet. Leningrad, couleur rouge, 1917, Cuba, goulag, Sputnik, George Marchais…. mais il n’a pas parlé d’amour le bougre. Pourtant, c’est aussi ça non l’idéal communiste ? Etre un permanent de l’amour comme le déclame un autre personnage de “Et la fête continue!“.
Ah oui, je ne vous ai pas raconté le clou du spectacle. A la moitié du film, le système son a rendu l’âme. Paf, poum, terminé : grésillement, bruit blanc et silence. En pleine séance, alors que Rosa apprend à son fils que la nuit dernière, elle a fait l’amour. C’en était trop! Coupure, (auto)-censure, la fête est finie! Mais pourtant, elle devait continuer?!
Je ne peux donc qu’imaginer la fin. Mais est ce si important de voir cette seconde partie? Je me contenterai de la première. Une belle leçon de cinéma comme Robert, le dernier cinéaste, sait les prodiguer, avec honnêteté et sans esbroufes. Marseille, toujours.
Je garderai précieusement l’attention aux regards, aux gestes, à la fragilité de l’existence. Je garderai précieusement la douceur et le mouvement rivalisant fièrement avec la lourdeur et l’inertie. Je garderai ce que je garde toujours du cinéma de Robert, le dernier cinéaste. Un monde perdu et enterré, où les luttes font converger les femmes et les hommes. Un monde pourtant bien vivant face à sa caméra et l’imaginaire politique qu’il s’échine à faire vivre dans la superficie de l’écran mais plus encore dans la profondeur des histoires petites et grandes qui s’y jouent.
Je garderai avec moi le cinéma du dernier cinéaste. Je fermerai les yeux pour savourer cette parenthèse tendre et enchantée avant de voir les lumières se rallumer trop vite (dans le cas présent, comme je l’ai expliqué, beaucoup trop vite!) et de regagner la rue et, avec elle, la laideur du réalisme quotidien.