Pourquoi avons-nous abdiqué?
Echouer, c’est le quotidien de celle et celui qui mène des guérillas face aux Puissances. Abdiquer, c’est renoncer. L’abdication, c’est quand la fête est définitivement finie. Pour Francesc Tosquelles Llaurado, Jean Oury et Félix Guattari.
“Il faut d’abord soigner l’hôpital pour pouvoir soigner des patients.“
Hermann Simon in Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt
Menacé par le régime franquiste, le psychiatre catalan et communiste dissident Francesc Tosquelles Llaurado se réfugie en France en septembre 1939. Il est interné au camp de concentration de Septfonds où il est chargé d’organiser les soins. Il met alors en place, avec une équipe de non-professionnels de santé, un véritable service de psychiatrie, tout en organisant des actions avec les réseaux de résistance naissants. Début 1940, à la demande de Paul Balvet, docteur à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère, il intègre cet asile qui deviendra autant lieu d’internement, lieu de résistance et lieu de refuge. Les pensionnaires sont alors soumis au rationnement et pour éviter qu’ils ne meurent de faim, comme ce fut le cas dans nombre d’asiles en France (on dénombre 45000 malades mentaux morts de faim durant le régime de Vichy), il ouvre les portes de l’asile et envoie ses malades aux champs pour aider les fermiers qui les rémunèrent en denrées alimentaires.
Pendant les 20 ans qui suivront, Tosquelles expérimentent à Saint-Alban ce que deviendra la psychothérapie institutionnelle. Des clubs thérapeutiques sont mis en place, les patients et les soignants sont sur un pied d’égalité, le collectif prime sur l’individu. Tosquelles participe à la formation de nombreux psychiatres qui développeront à leur tour ces méthodes thérapeutiques révolutionnaires, enterrant définitivement l’asile concentrationnaire. Il participe ainsi à la formation de Frantz Fanon, de Félix Guattari, de Jean Oury, entre autres.
Francesc Tosquelles – Hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, 1947 & collection familiale © Romain Vigouroux & Roberto Ruiz
L’expérience de Saint-Alban sera théorisée et développée ensuite par ce même Jean Oury à la clinique de Cour-Cheverny, dite clinique de La Borde, fondée en 1953. Jean Oury, dirigeant alors un établissement psychiatrique dans le même département du Loir-et-Cher, est confronté au refus des instances administratives quant à ses demandes de transformations de l’établissement. Il décide alors de le quitter, accompagné de 33 malades et de la majorité du personnel soignant. Il trouve alors refuge dans un vieux château en ruine, qui deviendra au fil de la seconde moitié du Xxème siècle l’expérience psychiatrique la plus révolutionnaire que la France n’est connue à ce jour.
Je suis né en 1981. A l’orée donc de cette décennie noire que sont les années 1980 qui voient s’imposer en France et en Europe l’hégémonie culturelle du néo-libéralisme. Décennie de défaites, de renoncement et d’abdication. Mon éducation politique se forge au cours de mes cours de sciences économiques et sociales au lycée Blaise de Vigenère de Saint Pourçain sur-Sioule. Ces cours sont dirigés par M. Labadie qui nous fait lire Bourdieu, nous explique ce qu’est la sociologie et les rapports de domination et nous enjoint à lire la presse, pour nous informer et nous structurer politiquement. Ces années lycées sont ponctuées par des week-ends d’apprentissage de la chose politique. Les parents de mon ami Bull, Jean-Pierre et Françy, communistes de coeur, nous accueille chez eux, moi et mes potes, et nous écoutent. Ils écoutent nos points de vue de jeunesse, nos colères, nos désirs. Nous débattons, nous refaisons le monde, nous voulons voir le capital abattu. Puis, il y a l’activisme musical qui s’invite dans ma vie. Le mouvement techno alternatif, les Zones d’Autonomie Temporaires chères à Hackim Bey, la politique par la fête, les watts et les champs squattés le temps d’une nuit. Dans le même temps, je poursuis des études passionnantes de géographie et d’urbanisme, plus tard je participerai à des recherches sur le thème de la démocratie participative, et trouverait refuge comme thésard dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris. Ma thèse sabordée, j’enchaine avec mon premier boulot important, au Centre de Resssources Politique de la Ville du Val d’Oise. Et la vie se poursuit, les mois et les années défilent.
Aujourd’hui, j’ai 42 ans. Je peux dire que je suis à la moitié de ma vie, si tant est que je puisse arriver jusqu’à 84 ans. Le capital n’a pas été abattu, il est plus vigoureux que jamais. Le monde politique est laid, la planète crame, le fascisme est à nos portes. Et ces dernières années, je crois bien que mon être politique s’est plutôt borné à ce que Gilles Deleuze nommait « les discussions d’après dîner », typique de la petite bourgeoisie. On s’encanaille le samedi soir, après quelques verres, pour tenter d’échafauder quelques scénarii pour renverser la table. Je dois être juste. Je suis en couple depuis plus de 10 ans avec Amélie et notre amour est scellé par nos engagements politiques. Alors, nos discussions à ce sujet ne sont pas limitées au samedi soir. Je peux même dire qu’elles sont quotidiennes, jusqu’à nous envahir. Dans mon travail, dans mes activités, dans mes relations humaines, mes convictions politiques constituent un guide quotidien, une marche à suivre, un surmoi protecteur face à l’ogre postmoderne et néolibéral qui avale les âmes et les recrache vidées de leur beauté fragile.
Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que ma génération a été lâche. Que ma génération est celle du renoncement. Pas encore tout à fait l’abdication.
Depuis que je suis en politique, c’est à dire, depuis que ma conscience politique s’est forgée et se forge toujours, depuis ma lecture du Manifeste jusqu’à celle de Baptiste Morizot, en passant par Stuart Hall, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Edouard Glissant, Le Comité Invisible, Dardot et Laval, Paul Gilroy, Nancy Fraser….. des centaines de livres avalés, des théories plus ou moins digérées. Depuis que je suis en politique donc, je n’ai connu que des échecs, des défaites. Je n’en ferai pas la liste, ce serait ajouter une défaite à la défaite.
Néanmoins, ces quinze dernières années, il y eu une victoire éclatante. Un interstice français s’est ouvert dans le désert cauchemardesque du capitalisme avancé pour démontrer à toutes et tous, qu’aujourd’hui encore, le devenir révolutionnaire avait encore ses chances. Que la guérilla face aux Puissances pouvaient, par le jeu d’une tactique si bien menée, si intelligente, si déterminée, vaincre.
Cette révolution se nomma Notre Dame des Landes.
Alors, vous allez me dire, c’est quoi le rapport avec la Borde. Et bien justement, le lien se trouve dans le caractère intrinsèquement radical et révolutionnaire de ces deux expériences.
Au sortir de la guerre, et plus encore au tournant des années 60 et 70, la psychiatrie évoluait. Surtout la question de la folie et de la maladie mentale s’invitait dans l’espace public. Je ne ferais pas l’histoire de ces courants de pensée mais me contenterais d’affirmer que cette période est charnière puisqu’elle appela chacun et chacune à interroger dans quelle mesure les marges sociales enferment le cœur du réacteur capitaliste et dans le même temps les ferments de son renversement. La Borde, c’est l’anti-psychiatrie en pratique. Jean Oury y travailla tout au long de sa vie pour développer une autre manière de prendre soin. Prendre soin de l’institution, prendre soin des soignants, prendre soin des patients, prendre soin de soi et des autres. Pratique collectiviste et démocratique, anti-bureaucratique, anti-autoritaire. La Borde, c’est un phalanstère. La Borde, c’est l’utopia de Thomas Moore érigé dans le Loir-et-Cher. La Borde, c’est l’étincelle qui pouvait déclencher le feu.
Nous sommes en 2023, le feu est déclenché, non grâce à des pratiques thérapeutiques plaçant l’humanité et le rapport aux autres au centre du dispositif de soins. Non, le pays est en feu pour un tas d’autres raisons et de logiques historiques, sociales, post-coloniales que je me garderai d’énoncer. J’aurais l’impression d’ajouter du sombre au sombre, de noircir inlassablement le tableau. Vous pouvez à ce sujet lire le texte lumineux et complet de Jean-François Bayart intitulé « On sait mieux où va la France » qui a paru dans le journal suisse Le Temps.
Quel est cette société qui face à la menace, non pas future, mais bien présente, détourne le regard?
Nous nous réveillerons bientôt avec les loups de Reggiani de nouveau dans Paris, nous nous réveillerons et nous dirons : « Bon dieu, pourquoi avons-nous abdiqué? ».
Les loups sont entrés dans Paris © Serge Reggiani
Ce texte est le troisième volet d’une série consacrée à la maladie mentale et notamment, la dépression.
Le quatrième acte de cette série s’intéressera au désir.
« Dire je t’aime au lieu de dire je te désire, c’est se proposer une tâche infinie. » Gilles Deleuze in Qu’est-ce fonder