Il y a des choses qu’on arrive à voir et dont on ne revient pas
Quelques mots sur l’empire du malheur que constitue une maladie connue et commune bien que socialement illégitime. Voici donc mon histoire avec la dépression.
J’ai 7 ans, il est dimanche et un beau soleil inonde la campagne environnante de Clermont-Ferrand. Je suis dans un couloir de la clinique de l’Auzon, à la Roche Blanche. Je fixe un distributeur automatique de boissons, fasciné par cette machine qui peut délivrer moyennant quelques francs autant de chocolats chauds que bon me semblerait. Pourtant, je ne suis pas là pour battre le record mondial d’ingurgitation de lait chocolatée. Non, il est dimanche et je visite mon père, accompagné de mon frère ainé et de ma mère. Mon père, Alain, est rentré depuis quelques semaines dans cette clinique psychiatrique. Plus que triste ou mélancolique, ce dernier terme et sa définition m’étant inaccessible à l’âge que j’ai, mon père semble défait. Son regard est évasif, il pleure, son corps est replié sur lui-même et il peine à donner le change lorsqu’il s’agit d’alimenter une discussion.
A ma connaissance, c’est le premier acte dépressif de mon père. En tout cas, c’est l’histoire que l’on m’a rapportée. Le décès de son père, mon grand-père Dédé, et la vente du fonds de commerce qu’il tenait avec fierté depuis plusieurs années dans sa ville de naissance, auraient précipité mon père dans un gouffre. J’emploie le conditionnel, non pour remettre en cause ces conditions que m’a rapportées plus tard ma mère mais parce qu’en matière de dépression nerveuse, les conditions ne sont pas limitées à des contingences mais s’enracinent dans un agencement passé, présent, futur, morbide et complexe.
Mon père ne se remettra jamais complètement de ce premier acte dépressif et enchainera durant les 25 années qui suivront états de détresse et timides rémissions, jusqu’à perdre progressivement ses capacités, se perdre dans la dépression, devenir sa dépression. Mon père est décédé le 17 juin 2016. Il avait 69 ans et vivait alors en maison de retraite, solution terminale d’une errance psychiatrique de vingt longues années.
Song For My Father © Switch Groove
Je ne conterai pas ici l’itinéraire de mon père, pourtant, il m’était impossible de ne pas commencer par lui. Avec mon père s’est invité dans mon existence une « chose » qui m’accompagne maintenant depuis une bonne vingtaine d’années aussi. La dépression.
Dire que mon père m’a transmis la dépression n’est pas juste. Néanmoins, le fils que j’ai été a traversé avec lui cet envers du vivant qu’est la dépression, cette maladie semblant si difficile à saisir et comprendre pour celles et ceux ne l’éprouvant pas. J’ai grandi en voyant mon père maintenir une distance. Between the world and me. Ainsi se joue le théâtre bien réel d’une personne dépressive, enfermée dans ce mal être, cette crasse quotidienne que douche, câlins, gestes ou paroles ne peuvent nettoyer. La dépression salit les âmes. On peut paradoxalement éprouver une certaine lucidité face à la vision que révèle l’état dépressif. La révélation de nos faiblesses et fêlures. La révélation que la mort est bien partie intégrante de l’existence.
A 22 ans, je finis un cycle universitaire à Grenoble. Je suis en maitrise et termine des études de géographie urbaine qui m’ont passionné. Pendant l’hiver, je ressens quelque chose. Je ressens le vide. Ma compagne de l’époque, Norig, me dit un jour : « tu as perdu ce truc qui scintille dans tes yeux ». Je ne le nomme pas encore ainsi mais je vis alors ma première dépression. Un avant gout sans conséquence présente que je serais amené à approfondir quasiment chaque année durant ma vingtaine.
Je quitte Grenoble et rejoins mon frère et un projet radiophonique et musical excitant à Toulouse. Ce projet de web-radio , je ne le sais pas encore, sera structurant et important quant à ma trajectoire future, moi, l’homme de radio. A Toulouse, ou je reste 4 ans, je vivrai chaque année un épisode dépressif plus ou moins long, d’un mois à 5 ou 6. A chaque reprise, le même pattern : la prophétie auto réalisatrice de reproduction du schéma paternel, le vide, le repli sur soi, l’errance, le devenir morbide. Être en dépression, je vais le comprendre progressivement, constitue à la fois une maladie et un handicap. La dépression est une infirmité qui, sournoisement, a tendance à prendre le dessus sur tout le reste. On devient sa dépression.
Je pars ensuite à Paris pour un projet de recherche ambitieux. Je veux mener une thèse. Les études sont toujours aussi passionnantes, je me développe intellectuellement et professionnellement tout en poursuivant mon itinéraire de dj, de compositeur et de radio maker. La dépression me coutera une thèse avortée.
Paris constituera surtout le climax de mes épisodes dépressifs, me conduisant à une tentative de suicide (la seule à ce jour) que j’effectuerai maladroitement dans le grenier de la maison maternelle, dans ma ville de naissance. La dépression ne me lâche pas. A chaque reprise, je tombe puis je me relève. Je bouffe une énergie dingue pour me remettre de ces états léthargiques, en refusant obstinément quelques traitements médicamenteux que ce soit. J’ai vu mon père devenir camé aux antidépresseurs et anxiolytiques et finir sa vie avec un traitement antipsychotiques, alors même qu’il n’était pas psychotique mais névrosé. Mon père constitue la défaite de la psychiatrie.
Mon père fut « soigné » mais le terme exact est « traité » à Moulins sur Allier. Moulins, préfecture de l’Allier, bénéficie d’un système de santé psychiatrique et de prise en charge des malades tout à fait exceptionnel. Mon père a donc expérimenté tous les protocoles envisageables, de l’internement au centre post-cure, jusqu’au placement en famille d’accueil et autre appartement thérapeutique. Mon père symbolise la défaillance de la psychiatrie, qui n’avait dans les années 90 et 2000 pas les moyens de soigner. La situation s’est encore dégradée aujourd’hui. Mon père a donc été traité, discipliné, incorporant l’institution dans ses corps et âme. Entièrement dépendant de l’institution psychiatrique, il a appris à s’en méfier et alterner donc entre être l’allié de cette institution et son adversaire. Il y a peu, un patient psychiatrique a assassiné une infirmière. Ce nouveau drame, inexcusable et confondant, est symptomatique d’une psychiatrie à la dérive.
A la fin de sa vie en hôpital psychiatrique, avant qu’il intègre une maison de retraite, mon père avait des propos violents auprès du personnel soignant. Il lui ai même arrivé d’avoir des gestes violents. Mon père n’était pourtant pas violent, bien en contraire, sa masculinité, tout comme la mienne, n’avait pas intégré cet héritage patriarcal qui voudrait que les hommes règlent leur affaire par la violence physique et morale. Non, mon père était inoffensif. Pourtant, à cette époque, je me suis dit qu’il était possible que mon père, si perdu qu’il était, passe à l’acte. Un jour, il a pris un couteau dans la cuisine et a menacé un infirmier.
Crucify Your Mind © Sixto Rodriguez
A ce stade, vous vous posez peut-être la question de ma place. Quel place pour le fils ? Spectateur ? Acteur ? Défenseur ? Fuyard ? Un peu de tout ça. Je n’ai jamais lâché mon père. J’ai essayé, maintes et maintes petites tactiques et stratégies. J’ai cru dans des projets, j’ai soutenu et accompagné dans la mesure de mes possibles. Mais tout ça était trop peu . Surtout parce que, à l’exception de mon frère et dans une moindre mesure de ma mère, j’étais seul face à cette situation. Mon erreur est de ne pas m’être entouré pour traverser ces épreuves trop grandes pour moi. J’avais à cœur de faire pour vite m’enfuir et avancer. Je voulais devenir. Pourtant, chaque année, la dépression me rappelait à l’ordre. Tu es le fils de ton père.
A Toulouse, j’ai vu un premier thérapeute. A Paris, je verrais deux psychanalystes. J’ai beaucoup travaillé et avancé grâce à ce dispositif qu’est la libre association. Aujourd’hui,, je vois une psychologue clinicienne.
En avançant, j’ai appris à comprendre la dépression et ses signes. Je tombe moins fort. Je me suis stabilisé même si l’infirmité demeure. Surtout, je ne suis pas seul. J’ai Amélie et j’ai Nina.
Cet hiver [2022], j’ai vécu une dépression. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été pris dans ses filets. Incapable de m’en sortir complètement, enchainant les journées où seule motive la perspective de les finir pour se réfugier grâce au cinéma ou la lecture. Alors, j’ai passé le pas, j’ai pris rendez-vous avec ma médecin généraliste et pour la première fois, après vingt ans à côtoyer régulièrement la dépression, après vingt à me considérer malade mais usant d’un strict traitement par la parole, je me suis décidé à suivre un traitement antidépresseur. Et vous savez quoi ? J’ai de la chance, il fonctionne et ne provoque aucun effets secondaires. Je revis.
Cet hiver, j’ai lu « L’empire du malheur » de Jonathan Sadowsky1 et cette histoire de la dépression a participé à me convaincre de passer le cap. J’étais entêté et orgueilleux. Je sais maintenant que la chimie, toute futile et pernicieuse qu’elle soit, constitue un bon rempart pour m’aider à outrepasser la dépression.
Un brin de mélancolie © Switch Groove
En parlant de certains artistes ou intellectuels en prise avec la maladie mentale ou physique, en évoquant son alcoolisme, Gilles Deleuze disait que ces maladies étaient la conséquence de gens qui arrive à voir des choses dont ils ne reviennent pas. Dans mon cas, c’est la dépression, elle-même qui m’a amené à voir des choses dont je ne suis pas revenu. Ces choses s’impriment dans notre âme. J’ai vu mon père en chambre d’isolement, à Noël, son pyjama souillé par la merde et la pisse. J’ai vu cela et je n’en reviendrais jamais complètement. J’ai vu le noir, non pas celui éclatant et reflétant la lumière de Pierre Soulages, mais le noir nuit, sombre, ténébreux et empli de morbidité.
Je ne veux plus en revenir d’ailleurs. Chemin faisant, je m’installe sereinement dans cette histoire qui commence à peine pour moi. Cette histoire que je cherche à infléchir afin que ma fille en soit délestée. Pour que Nina, si bouillonnante de vie, ne soit pas amenée à voir des choses dont elle ne reviendra pas.
Ce texte est le premier d’une série que je consacrerai à la maladie mentale et en particulier la dépression. Pour ne pas finir enfermé dans mon ego, ne pas laisser croire que des traitements médicamenteux et/ou psychanalytiques soient suffisants pour juguler cet empire du malheur, et ouvrir finalement des perspectives collectives et politiques qu’obligent à entrevoir la problématique saillante et brulante de la maladie mentale, je vous laisse avec cette citation de Mark Fisher tiré de son brillant essai « Le réalisme capitaliste »2 :
“La pensée dominante actuelle n’admet pas que la maladie mentale puisse avoir des causes sociales. La réduction de la maladie mentale à des processus chimiques et biologiques est bien entendue tout à fait à la mesure de sa dépolitisation. Considérer la maladie mentale comme un problème biochimique individuel est source d’avantages énormes pour le capitalisme. Tout d’abord, cela renforce la tendance à l’individualisation atomistique (vous êtes malade à cause de la chimie de votre cerveau). Deuxièmement, cela ouvre un marché fabuleusement lucratif sur lequel les multinationales pharmaceutiques peuvent vendre leurs produits (nous pouvons vous soigner avec nos antidépresseurs, nos inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine). Il va sans dire que tous les troubles mentaux sont instanciés neurologiquement, mais cela ne dit rien de leur cause. S’il est par exemple vrai que la dépression se manifeste par de faibles niveaux de sérotonine, reste encore à expliquer pourquoi certains individus manifestent de tels niveaux. Cela exige une explication sociale et politique : la repolitisation de la maladie mentale doit être une priorité pour la gauche radicale si elle prétend remettre en cause le réalisme capitaliste.“
collection personnelle © As
1 J. Sadowsky (2022), L’empire du malheur – une histoire de la dépression, éditions Amsterdam
2 M. Fisher (2009 / 2018), Le Réalisme capitaliste – N’y a-t-il aucune alternative?, entremonde