Sur l’arrachement et le devenir
Reproduction sociale, habitus, inégalités, pauvreté, capital culturel. Avons-nous tout dit ? Avons-nous tout écouté ? Avons-nous tout lu ? J’ai lu « Changer : méthode » d’Édouard Louis et j’en suis bouleversé.
Reproduction sociale, habitus, inégalités, pauvreté, capital culturel. Avons-nous tout dit ? Avons-nous tout écouté ? Avons-nous tout lu ?
Le champ lexical pour décrire la trajectoire de vie des enfants, devenant adolescents puis adultes est aujourd’hui riche de travaux, de concepts, de mots, de livres, de documentaires, de films, d’émissions radiophoniques, d’images. Ce champ semble saturé. Puisqu’il est saturé, il se limite parfois aux redites et reformulations. Condamné alors à une certaine patrimonialisation, au mieux, fossilisation, en moins bien, disqualification, au pire. Trop dit, trop écouté, trop vu.
Puis, un livre est écrit. Il est édité. Je l’ai lu. Puis, un livre te propulse. Un livre te transbahute. Un livre parle pour toi, pour eux parce que ce livre parle de lui. Un livre existe, des mots y sont agencés avec soin et vigueur. Des mots formant des phrases, formant elles-mêmes des paragraphes, puis des chapitres. Un livre forme un tout.
Si vous croyez que l’on a tout dit sur les trajectoires sociales, alors, je vous invite chaleureusement à lire Changer : méthode d’Edouard Louis. Peut-être serez-vous, pareillement à moi, stupéfait par sa justesse et son élan. Peut-être souhaiterez-vous le lire avec urgence comme je l’ai fait. Peut-être finirez-vous son épilogue en larmes, vous rappelant, comme le suggère l’auteur, les doux moments et promesses que constituent l’enfance. Volée, heureuse ou déniée.
Edouard Louis s’inscrit dans une constellation et une histoire de la pensée. Il succède à d’illustres autrices et auteurs qui se sont penché·e·s depuis… Depuis quand ? Je suis bien incapable de vous en donner une date. Depuis toujours certainement. Dans l’histoire moderne et contemporaine, il s’inscrit dans l’histoire d’une certaine littérature que je me garderais bien de catégoriser (certains diraient « social » ou « humaniste », mais qu’est ce donc une littérature qui ne serait ni « social », ni « humaniste » ?). Il s’inscrit dans les travaux de sociologie et de philosophie dont il cite certains auteurs et autrices dans son livre. Au premier titre de ces auteurs, on pense à Pierre Bourdieu. Changer : méthode aurait tout autant pu se nommer Habitus et capital culturel: définitions. On pense à beaucoup d’autres qu’il s’avère inutile de citer. Car il n’est pas indispensable de les avoir approchés et lus pour saisir ce dont il est question dans ce livre. Ce livre est un objet littéraire. Voilà tout.
Dans le documentaire We Blew Up de Jean-Baptiste Thoret, critique cinématographique et spécialiste du Nouvel Hollywood, le cinéaste Paul Schrader récuse l’idée que le cinéma contemporain serait faible par rapport à celui de sa génération, les années 1970. Il ajoute toutefois qu’il existe une grande différence dans le projet de réception des films par le public. Il dit en substance qu’à cette époque, les gens allaient chercher des réponses dans les films.
Edouard Louis nous donne des réponses. C’est un livre qui livre des enseignements fondamentaux sur une distinction, qui, malgré l’immense bibliographie existante sur le sujet, n’avait pas, à mon sens, été révélée de cette manière.
Ainsi existe t-il les enfants, adolescents et jeunes adultes dont la nécessité existentielle consiste à s’arracher à leur milieu et leur passé. Il existe, en négatif, d’autres enfants, adolescents et jeunes adultes qui n’en ressentent pas le besoin.Voilà une inégalité fondamentale et fondatrice.
Le cas Edouard Louis est, pour utiliser un terme sociologique, idéal-typique. Vous et moi ne pouvons nous retrouver complétement dans ce schéma. Dans mon cas, il a pourtant mis le doigt, ou plutôt, poser les mots, sur ma motivation. Je peux dire que Edouard Louis a parlé à ma place, ce qui constitue le dessein ultime d’un auteur. L’on pourrait lui reprocher le « je » et limiter ses mots à un exercice trop restreint d’autobiographie. C’est tout le contraire et je ne m’attarderai pas à justifier cela, tant à la lecture du livre, ce fait paraît évident.
J’ai lu pour ma part Edouard Glissant et Stuart Hall. Ils m’ont appris l’idée de devenir. Faire pour devenir. La culture non pas comme une ontologie mais comme devenir. Toujours devenir. Demain, Après demain. Dans le futur. Même incertain. Mais il faut DEVENIR.
Pourquoi faudrait-il devenir alors même que je suis déjà ? Les philosophies et boites à outils en vogue aujourd’hui enseignent un point de vue différent. Il faut méditer, se concentrer sur soi, se contenter de soi, être résilient et apaisé quant à son passé et profiter du présent. Il faut se contenter du présent car celui-ci est le seul que l’on vive. C’est un fait. Difficilement contestable. Pourtant, Edouard Louis existe aussi, dans le présent, mais il n’a fait que le fuir. J’existe aussi et je peux dire qu’une grande partie de ma vie s’est concentrée sur le désir de fuite. Fuir pour DEVENIR.
Ce que dit Edouard Louis, ce n’est pas un besoin. Ce n’est pas un choix. C’est une question de survie. Pour certaines et certains, fuir, devenir, c’est une tactique quotidienne de survie. Ni plus, ni mois.
Dans mon casque résonne le titre Pay The Price de Stevo, un musicien méconnu qui a produit ce titre disco en 1979. « You got to pay the price if you want to be happy ». Il faudrait ajouter « sans assurance de l’être ».
Stevo – Pay The Price
Le prix de la fuite, c’est l’arrachement. S’arracher à ses héritages, son passé, sa famille, son village, ses amoureux et amoureuses, certains anciens amis et amies. S’arracher à soi-même surtout. Edouard Louis nous dit que changer, c’est devenir la personne que l’on désire, et pour cela, il faut jouer un rôle, jouer ce rôle suffisamment longtemps et avec suffisamment de conviction pour s’en convaincre et convaincre les autres. Ils expliquent également que ces rôles evoluent et qu’il faut donc répéter le jeu de rôle inlassablement. Est ce que ca marche complètement ? Non, évidemment. Habitus. Habitus. Habitus. Celui-là ne nous lâche jamais.
Il faut donc s’arracher, et pour ce faire, nourrir suffisamment d’illusions que demain, nous serons une autre personne. Cet exercice est plus aisé lorsque l’on est enfant, adolescent puis jeune adulte. En vieillissant, nourrir cette illusion peut même devenir dangereux. On dispose d’autres armes. Ces armes sont nos expériences et l’intelligence du sensible accumulées grâce aux livres, aux films, aux musiques, aux rencontres, aux choses banales ou plus extraordinaires.
S’arracher, c’est épuisant. Qu’est ce que c’est épuisant ! Un épuisement de soi que j’ai vécu de nombreuses fois et que je vivrai encore. Un épuisement qui prend différente forme : la colère, le mal-être, la dépression, l’indéfinition, la fragilité. Se vouloir architecte sans connaître les bases de la maconnerie.
On vous dit alors de vous contenter de ce que vous avez. Dans mon cas, cette préconisation avait tout de censé, puisque j’avais et j’ai déjà beaucoup. Pourtant, une force immanente agit et vous pousse encore à l’arrachement. Alors, faut-il avoir le courage, et en cela, Edouard Louis est exemplaire, il faut avoir le courage d’abandonner.
Lors de l’oraison funèbre de mon père, Alain, je lui avais reproché, devant témoins donc, de m’avoir abandonné. Dans le même temps, j’expliquais ma compréhension de cet abandon, qui fut, avant tout, son abandon à lui, l’abondon de sa vie, l’abandon de sa personne. Sa déchéance. Quelques années plus tard, j’aimerais que le texte prononcé ce jour là par son fils, Arnaud, fusse plus doux. Mais il en est ainsi et ce texte constitue une pierre dans mon long travail d’arrachement. Je précise pour clore ce chapitre que ce texte finissait par une proclamation d’amour sans réserve ni limite pour mon père, ce même amour qui m’amena, moi, son fils, à l’imiter et fragiliser par la même ma trajectoire de vie. J’en ressens encore aujourd’hui des séquelles. A vie. Pour la vie.
Daniel Waro – Alin
La bonne vieille dialectique marxiste, bourgeoisie-prolétariat, permet en partie de scinder le groupe de celles et ceux qui veulent s’arracher, et les autres qui n’en éprouvent par le désir. Trop simple évidemment. Insuffisant. Mais juste dans le cas de Edouard Louis. Ideal-typique je vous dis !
J’ai hâte de lire les prochains livres d’Edouard Louis. J’ai hâte de savoir où il en sera à mon âge, à 40 ans passé. Il me donnerait peut-être des réponses pour aujourd’hui. Mais je n’en ai peut-être pas besoin car je m’en sors. Il est probable qu’il revienne sur ce qu’il écrivait des années avant. Il ne reviendra pas sur cet arrachement qui continuera à 40 ans de le travailler, comme la mer par ses patients mouvements de marée érode les roches. A vie. Pour la vie.
Alors, oui Arrachons-nous. Voici donc la grande ambition commune. Parce qu’on ne peut se contenter d’entrevoir les trajectoires individuelles. Car il faut urgemment, envisager les desseins collectifs. Parce que pour un Edouard Louis, sorti brillamment diplômé de l’école de l’arrachement, et un Arnaud Simetière, moins bonne élève mais qui s’est sort, des dizaines et des centaines d’autres ne s’arrache pas. Il reste à quai, englué dans un désir qu’ils n’ont pas choisi. Parce que l’hégémonie culturelle conditionne à cela. Ne pas s’arracher, ne pas s’émanciper, ne pas perturber les trajectoires subies et orchestrées par le milieu scolaire, la domination bourgeoise, les asymétries de pouvoir érigées en règles quasi constitutionnelles.
Arrachons-nous en lisant, en faisant, en écoutant, en parlant, en rêvant. Arrachons-nous pour que la vie trouve un sens et tenter, même dans une certaine illusion, d’être libre. Fuyons vers un ailleurs, qui bien que perpétuellement insatisfaisant constitue la victoire et la réussite. Arrachons-nous pour montrer au monde que nous valons le prix de nos sacrifices, de nos trahisons, de nos morts et de nos vivants.