La beauté, la lumière et Rachid Taha
Projection utopique d’un monde à ton image, Rachid.
En ce mois de septembre 2023, la Coupe du Monde de rugby s’est ouverte dans ta douce France. Tu aurais dû voir ça. N’en déplaise à celles et ceux qui soutiennent encore que l’ovalie est une culture bourgeoise et excluante, la cérémonie d’ouverture de cette grande fête nationale a démontré l’inverse. Ce fut un hymne à la créolité et l’hybridité culturelle françaises, toute la palette multiculturelle qui fonde notre vieux pays était représentée. Ça chantait en occitan, en breton, en wolof, en arabe, en créole réunionnais, en patois berrichon. C’est Kassav’ qui était en tête d’affiche. Normal, plus de 40 ans de carrière, des millions d’albums écoulés dans le monde. La France a enfin compris que Desvarieux était un musical hero (paix en son âme) et que le zouk mettait mille fois à l’amende la foutue chanson française.
L’ouverture de la cérémonie rejouait les vieux spectres éculés de l’hégémonie culturelle franchouillarde. Jean Dujardin est rentré sur la pelouse avec un béret vissé sur le crâne, des baguettes plein son coffre et un débardeur blanc comme costume d’apparat. Tout le stade s’est marré. On a même cru que la parodie allait se poursuivre un temps avec une mise en scène célébrant cette France dans laquelle seuls les réactionnaires croient encore vivre. La France des années 1950 où tout allait pour le mieux, après notre brillante victoire sur l’Allemagne nazie. La cérémonie aurait pu célébrer tous les grands faits d’armes de notre empire déliquescent pendant cette décennie, gégène y compris.
Rachid, t’as bien bossé, la France a enfin compris qu’elle n’était pas un hexagone mais un archipel. Putain, je te jure, ça fait du bien. On a définitivement enterré cette question à la con de l’ « identité ». On a compris, collectivement. On a digéré que l’identité est un piège et que seul le devenir pouvait sublimer ce qui fait commun entre nous. Terminer les vieilles polémiques sur le foulard islamique, l’abaya et tous ces subterfuges pour stigmatiser les mauvais français. Ben oui, tu te souviens, cette vieille rengaine de l’intégration. Quand même, en y repensant, qu’est ce qu’on était cons!
Je te parle de tout ça, mais t’étais pas non plus un homme politique. Toi, ton truc, c’était la musique. Tu t’es acharné toute ta carrière à faire exploser les codes et ces saloperies d’assignations catégorielles. Tu as bien reçu une victoire de la musique, mais ce fut dans la section « world music ». Et bien là aussi, on a bien bougé mon ami. Il y a même un écrivain qui a écrit un bouquin hilarant cette année sur les « années Goldman », ce grand personnage de la musique française, un vrai punk, comme toi. Haha. Mais attention, plus personne ne critique le keum, ce serait du mépris de classe tu comprends. Non, parce que Goldman, c’est certain, dans l’histoire de la musique, c’est un peu notre Lee Perry quoi. Je m’embrouille un peu là, excuse moi, je n’ai pas ta langue et ton éloquence.
Le rock se porte à merveille aussi. Une décision internationale a été actée il y a quelques années : les vieux groupes qui remplissaient des stades, bouffaient leur retraite en chirurgie esthétique et nourrissaient ce vieux truc de la pop culture de la mélancolie adolescente, terminé! Le public leur a demandé de passer la main. Du coup, le rock s’est réinventé. C’est même les metalleux d’Ouganda qui donnent le la en ce moment sur la tendance rock mondiale. Et personne n’a l’idée de leur décerner un trophée de world music.
Ah oui, comment je n’ai pas commencé par là! Tu sais que plusieurs rues et places de France sont à ton nom mec. Normal, tu fais partie de celles et ceux qui, par leur fulgurance, nous ont mis face à l’évidence : nous ne désirons peut-être pas ce que l’on dit désirer. Non, on désire pas la France des années 1950, ni celle de Giscard, de Chirac, de Mitterrand ou de René Coty. Nous ne désirons pas la France que l’on nous servait quotidiennement comme pour nous rassurer, nous soulager de vivre dans un pays mineur, malade de son histoire coloniale déniée. On a capté. On fait plus chier tous les enfants d’immigrés en les interrogeant sur leur sentiment d’appartenance. Résultat, les jeunes générations n’ont plus besoin de caillasser des bagnoles et de prendre le risque de se mesurer aux forces de l’ordre pour faire entendre leur présence. Non. Ça, c’est définitivement derrière nous.
Rachid, on a avancé, je te jure. Ça ne m’empêche pas de pleurer à chaque reprise à ton évocation. Rachid, t’étais une lumière, une force indomptable, un de ces êtres humains qui surnagent dans le chaos. Bordel, c’est bon de te rappeler à moi, à nous. C’est bon d’exister encore dans nos cœurs et nos âmes.
Rachid. On t’oublie pas.
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à voir : Rachid Taha, rockeur sans frontières