Solitude
Dans un dissonant documentaire intitulé « Rewind and Play », le réalisateur Alain Gomis remonte une émission télévisée consacrée au pianiste Thelonious Monk lors de son passage à Paris en 1969.
Très récemment encore, je discutais avec des ami·e·s de la forme biopic utilisée pour conter au cinéma les gloires et infortunes des pop stars. On échangeait nos impressions sur Suprêmes, le film d’Audrey Estrougo consacré aux débuts de carrière de NTM. Comme souvent, je dois l’avouer, j’étais le sceptique de la bande et je critiquais allègrement une grande partie de la production cinématographique censée mettre en récit les musiciens et leur musique. Trop d’hagiographie, pas assez de pluriel, trop de supercherie et surtout pas assez de mots, d’images et de silences qui disent ce qu’est la musique.
Qu’est ce que la musique ? Le cinéma pourrait s’atteler à cette question. Peut-être vous paraît-elle évidente. Mais quand même, qu’est ce qu’il y a derrière les notes, les rythmes, les mélodies ? Que révèlent-elles sur leur auteur·ice·s et sur vous et moi ? Ce serait tentant d’approcher ces questions par le cinéma. Mais non, mieux vaut raconter la sempiternelle histoire du génie incompris mais toutefois révélé, génie contrarié et donc camé, qui sublima son âme torturée par l’expression musicale et influença ainsi des générations et des générations.
Dans l’immense constellation du jazz, ce mot trompeur qualifiant une catégorie musicale, dans le jazz donc, parce qu’il me faut bien nommer et donc fixer et donc figer, il fut une comète qui répondait tout à fait aux superlatifs énoncés juste avant : « génie », « incompris », « contrarié ». J’ai toujours été fasciné par son nom, Thelonious. Monk.
Le cas de Monk est un cas d’école. C’est un sujet parfait pour l’historiographie du jazz édifiée majoritairement par ses observateurs européens et blancs. Un homme noir qui développa une forme de jeu tout à fait atypique, un son longtemps resté confidentiel parce que éloigné des standards de l’époque. Puis, il fut révélé, inventeur du jazz moderne, fondateur du be bop. Avant gardiste.
Sa condition resta, comme tant d’autres musiciens afro-américains, celle d’un homme noir. Pourtant, on le disait alors à partir de la fin des années 50, Monk est un génie, Monk est un roi.
Puis il s’est agi de camper le personnage. On le disait taciturne, colérique, un peu dingue voire simplet. Sa biographie mentionne un diagnostic tardif de bipolarité.
Je balaie toute tentative biographique (je n’ai d’ailleurs pas lu la biographie que lui a consacré le pianiste français Laurent De Wilde). Je me contente de sa musique qui parle d’elle-même.
Si vous n’avez jamais écouté le jeu de Monk, ses sonorités, ses rythmes, ses mouvements. Allez-y, vraiment. Vous n’avez jamais écouté d’équivalent. Monk a créé sa forme, son piano, son registre et l’étrangeté de sa musique invite à beaucoup d’humilité quant à savoir quel est l’homme qui se cache derrière.
Rewind and Play © Alain Gomis
En 1969, revenons au documentaire « Rewind and Play », Monk débarque à Paris avec sa femme. Il doit donner un concert salle Pleyel et on lui propose, sans certainement attendre son avis favorable, l’enregistrement d’une émission télévisée conduite par Henri Renaud, pianiste et ami de Thelonious Monk.
Le premier mot qui me vient, si je dois qualifier la réception de ce film est inconfort. Le film révèle admirablement un hiatus profond. Il permet de mesurer, centimètre après centimètre, mètre après mètre, kilomètre après kilomètre, année lumière après année lumière, ce qui sépare un homme qui pose des questions et un autre censé lui répondre. Ses deux hommes se connaissent. L’un, le français, doit respecter et admirer l’autre, l’américain. En privé, hors champ, leur relation est peut-être relation. Mais face à la caméra, tout s’écroule et l’ami français redevient blanc, tandis que l’américain admiré redevient noir.
On est alors mal à l’aise face au cirque de cet enregistrement, à la manière dont une violence certaine s’exerce pour obliger un artiste à dérouler une histoire, la sienne, dont on lui nie la paternité. Les lumières sont violentes, les discussions off entre l’apprenti journaliste et son réalisateur sont violentes, où l’on décide de couper ci et ça, de reformuler ou répéter pour les besoins de la production sans évidemment considérer l’homme devenu simple sujet, Monk. Tout est violent, tout est mis en scène de manière tragico-burlesque, tandis que Monk s’échine à jouer lorsqu’on lui demande et que la sueur perle de son front et inonde son visage.
Mais que pourrait dire Thelonious Monk. Que pourrait dire Thelonious Monk qui ne soit pas signifier déjà dans son acte musical ? Que pourrait dire Thelonious Monk qui soit mieux formulé que lorsqu’il joue du piano ? Ses silences, son inconfort, sa perplexité, l’étrangeté de son regard , son agacement, tout ceci parle de cette obligation qui lui est faite de poser des mots lorsqu’il ne cesse de parler pourtant avec son piano.
Je ne saurais traduire la langue de Monk. Ce ne serait qu’hypothèse que d’essayer de dire ce qui se dit par le biais de son jeu et de ses notes. Néanmoins, ces mêmes notes et ce même jeu peuvent dire et exprimer quelque chose qui se niche en vous et moi. Là et là seul est bien l’essence de la musique. Non pas révéler qui se cache derrière. Est ce un génie, un fou, un charlatan, un incompris, un connard ou je ne sais quoi. Mais qu’est ce que la réception de la musique provoque chez ses auditeurs et auditrices ?
Monk ne peut parler de son histoire, de sa femme, de son piano, de sa carrière. Il perçoit peut-être que sa position ne lui permet pas, que ses paroles ne seraient que consentement face à l’asymétrie de relations entre lui et son interviewé, lui et l’équipe du plateau, lui et le monde. Peut-être ne peut-il tout simplement par répondre parce qu’il n’a rien à dire. Rien à dire de plus que ce que les magazines, les critiques et les professionnels de la profession disent déjà. Par l’écriture de ce texte, je participe moi aussi de cette gabegie de mots, de phrases, d’analyses, de trucs et de machins. Monk n’aurait sans aucun doute rien à dire d’un texte comme celui. Peut-être même serait-il une petite violence s’ajoutant à une autre violence.
Parce que bon dieu, lorsque je vois son regard, bien qu’embrumé par quelques whiskies, j’ai l’impression de percevoir la solitude d’une âme, cette solitude que l’on ressent quand on ne trouve pas sa place. En conclure que Monk était un solitaire serait trop simple, trop évident. Je participerais moi-aussi à cette grande relecture du monde jazzistique en évoquant la figure du génie fou, seul au monde. Le fou, qu’il est pratique le fou. On aime l’avoir sur un plateau pour qu’il nous joue un air mais on préfère, si il n’a aucun don, le cacher dans un hôpital psychiatrique. Hors du monde, hors de nos yeux. La folie n’a rien à avoir avec le génie. La folie est juste la folie et c’est souvent assez moche.
Non, je ne sais rien de Monk et j’en sais encore moins à l’issue de ce super film que nous sert Alain Gomis. Merci à lui de rendre à Monk quelque chose de son humanité, même si, je dois encore le souligner, j’ai été très mal à l’aise pendant son visionnage.
Thelonious Monk – Solitude
J’en reviens à la solitude pour conclure. Monk a repris de nombreuses fois le thème « Solitude », de Duke Ellington, Eddie DeLange et Irving Mills. C’est l’un de mes thèmes monkiens fétiches. J’aime l’écouter, seul. J’aime écouter Monk en solo, seul. Alors, Monk me parle, il dit quelque chose pour moi, mais surtout, il dit quelque chose à ma place. Il dit à quel point il est compliqué de se situer, d’être au monde. Il dit à quel point la discussion est souvent futile et inutile. Il dit à quel point bien qu’être social, on se trouve seul face à tant d’émotions, de joies, de peines, de questions. Seul dans le cosmos à tenter de déchiffrer quelques bribes de vérités ou de mensonges. Seul, insignifiant, indifférent, imperceptible parfois, face au tumulte du monde, face au brouhaha, face aux clameurs, face au bruit étourdissant qui fonde notre anthropocène.
Alors, oui, Monk enseigne que le premier devoir du musicien est de respecter les silences. Que la musique est silence. Nul besoin de voir un film sur lui pour le comprendre. Nul besoin que lui-même l’explicite. Il suffit d’écouter. Plutôt que de parler, plutôt que d’interroger, plutôt que d’écrire même, il nous faudrait donc écouter. Il nous faudrait vraiment écouter. Nul autre besoin que d’écouter pour ouvrir certaines portes réconfortantes et rencontrer dans les silences ou les sons, des présences humaines et non-humaines, imaginaires, passées ou futures.
Oui, il me suffit d’écouter pour trouver ma place et ne plus me sentir seul.