Devenir et musiques créoles
Un rebond à la passionnante histoire des musiques créoles proposée par Bertrand Dicale. Où il est question d’hybridité, de sédimentation, d’invention, de dissémination, de circulation, de mouvement, de rhizome. Où il est question de musiques et de créolité.
Un an s’est écoulé depuis la création de Highlife, un collectif musical clermontois créé avec quatre amis djs. Style musical ghanéen et bande son des indépendances africaines, cette dénomination évoque un cri de ralliement, contenu dans la signification première du terme – la belle vie. Voilà pour la base.
Puis, il fallut creuser le sillon et chercher à défricher le chemin musical que nous souhaitions emprunter avec cette aventure naissante, dont l’ambition est de proposer des évènements et soirées sous la bannière de l’humeur bienheureuse et des musiques généreuses. Comment qualifier sans étiqueter? Quelles bornes esthétiques se fixer pour baliser le terrain, sans toutefois ériger des clôtures étanches et restrictives ? S’inscrire dans le mouvement et la circulation. Soutenir l’idée de musiques hybrides naissant aux interstices d’expressions, de styles, d’histoires, de sociétés, telles des excroissances merveilleuses de rencontres parfois choisies souvent subies.
Rythmes atlantiques et musiques créoles. Ce sera notre sous-titre manifeste. Rythmes atlantiques pour la référence à l’Atlantique noir de Paul Gilroy et l’espace de circulation culturel transatlantique. Musiques créoles, pour signifier l’hybridité chérie et caractériser un “même changeant“ musical.
Musiques créoles, sans toutefois délimiter strictement l’archipel des Antilles et la mer des Caraïbes. L’histoire, ses héritages ainsi que la sédimentation culturelle hexagonale rattachent pourtant quasi systématiquement la créolité aux peuples insulaires caribéens et, par voie de conséquence, à leurs musiques. Historiquement irréfutable et établi, puisque le fait créole émerge, pour ne pas dire surgit, du territoire du Milieu que constituent les Antilles.
Ici, il s’agissait d’évoquer le devenir créole comme un territoire sans frontière, mouvant et indéterminé, fait de résonances, d’emprunts réciproques et de communautés d’expériences. En musique, avec des disques, par la pratique du mix et la quête musicale sans fin qu’elle constitue, révéler l’intime intuition que la créolité s’entend tout autant dans la musica popular brasileira, l’afrobeat nigérian, le cape jazz, la house de Detroit, le cosmic sound cape-verdien que dans la biguine, le calyspo, le reggae, le kompa ou le zouk, styles musicaux attachés aux peuples caribéens.
Créoles et pas métissés. Créoles et pas mélangés. Créoles et pas world, surtout pas! Créoles et pas noires? A voir!
Lorsque j’appris la parution de l’histoire des musiques créoles du journaliste et spécialiste des musiques populaires Bertrand Dicale, je sauta au plafond et m’empressa de noter la référence dans ma wantlist littéraire. Quelques mois plus tard, j’eus enfin l’occasion de me plonger dans ce riche et passionnant ouvrage dont je vais à présent commenter certains points, idées et développements, pour rebondir sur quelques préoccupations majeures de mon travail artistique.
1/ Peuple créé, identité inventée pour musiques créoles
« La créolisation est ce terrain mouvant. Elle consiste en un ensemble d’échanges désordonnés, imprévisibles, chaotiques qui, même s’ils sont régis par des systèmes sociaux les plus cruels de l’histoire, n’en fonctionnent pas moins selon une cartographie infiniment complexe. Si nous voulions résumer par une formule caricaturale, nous pourrions dire qu’il ne s’agit pas de la rencontre de deux ou de plusieurs cultures, mais de la rencontres de débris de cultures.» (Dicale B., Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, Cité de la Musique – Philharmonie de Paris, La rue musicale, coll. anthropologie musicale, Paris, 2017, p.61-62)
Hybridité, sédimentation, dissémination, mutation, mouvement, ces processus et caractéristiques définissent l’espace social et culturel caribéen et par voie de conséquence, le fait musical créole. Bertrand Dicale parsème son texte de référence à la pensée d’Edouard Glissant. De la poétique de la Relation au Tout-Monde, ce dernier a cerné les singularités fondatrices des peuples antillais, nés du déracinement, produit d’une histoire de déportation et contraint à se créer à partir de fragments culturels éparses, à la fois africains, européens et américains.
Une identité neuve. Exercice quasi impossible, jamais totalement satisfaisant mais pourtant au combien riche de créations et d’inventions. Puisqu’il s’agit bien de cela. D’invention de l’être et du présent. D’invention du soi et du nous. L’identité créole procède ainsi de la figure du rhizome, cette racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines (E. Glissant, Introduction à une poétique du Divers). A la différence de la seule racine, à laquelle une anthropologie orthodoxe et des discours conservateurs rapportent de manière exclusive le concept d’identité, le rhizome n’a ni commencement, ni fin, seulement un milieu, par lequel il pousse et déborde (G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux).
De l’identité à la création musicale, nous retrouvons bien cette figure du rhizome, qui annihile toute pureté culturelle authentique et pleine. Le fait musical s’articule alors par la logique jambalaya et l’effet vélo tels que décrits par l’auteur comme suit :
« Les musiques créoles naissent de l’agrégation imprévisible et unique d’éléments à l’origine éparpillés et autonomes – c’est ce que nous nommons l’effet jambalaya. Dans le second cas, elles apparaissent par le mouvement constant d’une culture qui ne cesse de modifier, corriger, réinventer ses musiques dans une course en avant qui est justement une de ses caractéristiques – c’est ce que nous avons baptisé l’effet vélo. Il va de soi que l’on observera toujours un peu de la logique jambalaya dans le mouvement vélo, et réciproquement.» (ouvrage cité ; p.87 [la mention « ouvrage cité » correspondra au livre de B. Dicale])
Anzala, Dolor, Vélo – Ti Fi La Ou Té Madam’
Sur la créolité toujours, l’auteur propose une modélisation à partir de cinq variables caractérisant les cultures créoles et par extension les musiques qu’elles produisent :
« Les cultures créoles naissent de cinq phénomènes à la fois historiques, sociaux et culturels : déracinement, rencontre, acculturation, haine de soi, fascination ambiguë. Nous pourrons même adopter ces cinq caractéristiques comme critères définissant et prouvant les phénomènes de créolisation. » (ouvrage cité : p.43)
Ces cinq phénomènes décrits avec soin apparaissent tout à fait efficients pour décrire et comprendre la généalogie du fait créole. Pourtant, comme cela se vérifie à mon sens dans l’ensemble des sciences sociales, l’exercice de modélisation reste de facto fragile, puisqu’il tend à figer sur une médiane fictive des processus dont la complexité échappe à toute tentative de définition. Nuançons tout de suite cette réserve. Si l’on se souvient du précieux texte les moi assiégés de Stuart Hall (Hall S., Les moi assiégés in Identités et Cultures 2 – Politiques des différences, Editions Amsterdam, 2013 | publication originale : « Minimal Selves » dans Lisa Appignanesi (dir.), Identity : The Real Me, Londres, Institute of Contemporary Arts, 1987), il faut néanmoins pondérer cette tentation (disons post-moderne) au refus de nommer et définir pour ne pas corrompre une réalité échappant sans cesse à l’exercice analytique. Nommer, c’est figer un temps, au moins celui de l’élocution et cet exercice s’avère indispensable bien qu’un objet tel que l’identité (créole) trouve sa teneur dans son caractère mouvant et insaisissable.
Plus loin, l’auteur semble dénier aux musiques contemporaines produites et diffusées dans l’espace atlantique les attributs de la créolité bien que certaines s’inscrivent dans le lignage de musique historiquement créoles (le reggaeton par exemple). Normalisation, industrialisation, hégémonie culturelle états-unienne seraient quelques unes des causes de cette perte du devenir créole des musiques de l’Atlantique noir. Ainsi B. Dicale semble épouser le sentiment partagé par Paul Gilroy (qu’il ne cite étonnamment pas dans son travail), celui de la fin de l’Atlantique noir et dans le propos qui nous concerne ici, la fin de la créolité dans la musique. Notre présent musical serait lissé et manufacturé. Les conditions de production musicales globalisées et interconnectées s’accompagneraient en quelque sorte d’un décrochage du fait musical du territoire et du contexte socio-politique dans lesquels il émerge, deux conditions préalables à la créolisation musicale. Ici, nous touchons au sens et à la symbolique de la musique. Nous abordons la politique de la musique.
« les musiques populaires naissent toujours de deux forces concomitantes : la créativité pour ainsi dire fortuite des situations sociales et la puissance d’invention des individus qui concrètement la produisent – et que l’on appelle, dans notre civilisation, des artistes. Or ni l’une ni l’autre de ces forces n’agit dans une perspective délibérément historique. les musiques créoles ne sont pas des musiques préméditées, conceptualisées, négociées, orientées, volontairement inscrites dans un projet identitaire cherchant à s’affirmer contre l’état de la société. Autrement dit, ces musiques ne revêtent pas d’autres fonctions que les fonctions habituelles des musiques traditionnelles : célébration, divertissement, cohésion de groupe… L’idée d’une musique recélant une part secrète d’intentions “politiques“ ou identitaires est une idée qui date du XXème siècle, que l’on a sans doute trop facilement tendance à plaquer sur l’histoire des cultures créoles. La représentation de ces musiques en tant que porte-drapeau ou instrument de résistance, si elle est très élégante d’un point de vue romanesque, n’a de pertinence historique que sporadique et toujours partielle. La musique n’est jamais qu’une production sociale, même si elle occupe parfois une position centrale dans la définition d’une identité ; elle constitue exceptionnellement un discours de revendication ou de révolte qui s’inscrirait dans le temps long de l’histoire d’une société. » (ouvrage cité, p.57)
Si l’on comprend bien, de politique, la musique (créole) n’en aurait point.
De quelle époque parle t-on précisément ici? De quelles musiques? De quels contextes? Une certaine confusion est ici entretenu, quant à l’idée de musiques du Xxème siècle à priori porteuse d’une “politique“ quand d’autres ne serait qu’une “production sociale“. Je réfléchis en géographe, ma formation initiale. Je réfléchis également en sociologue, la première discipline qui m’a formé intellectuellement. Et d’un point de vue sociologique et critique, le social est bien politique, et inversement. Dans le sens où le social constitue une production et non un déterminant naturalisé. Le social se trouve donc soumis à la contingence du politique, en ce que ce dernier influe sur les conditions d’existence collectives des individus. Mais, je m’égare…
Ensuite, lorsqu’il s’agit d’évoquer le concept de culture(s) ou de musique(s) populaire(s), je tire généralement de mon chapeau une figure intellectuelle incontournable – Stuart Hall. Stuart Hall est à mon sens celui qui a poussé le plus loin la définition de ce que le “populaire“ signifie dans culture(s) ou musique(s) populaire(s). Dépassant la simple référence à ce qui émanerait du peuple, et revisitant le sens marxiste du terme, interprétant la culture populaire comme « culture de la périphérie » en opposition à la culture dominante, il a éclairé le concept d’une vision particulièrement fine au regard de son existence et devenir dans le monde social. « L’essentiel [dans le “populaire“], ce sont les relations qui définissent la “culture populaire“ dans une tension continue (de corrélation, d’influence et d’antagonisme) avec la culture dominante. » (Hall S., La déconstruction du populaire in Identités et Cultures 2 – Politiques des différences, Editions Amsterdam, 2013 | publication originale : « Notes on deconstructing “the popular“ » dans Raphaël Samuel (dir.), People’s History and Socialist Theory, Londres, Paul Kegan et Routledge, 1981)
Dans cette perspective, culture, musique et politique s’articulent bien dans une perspective historique, et cette politique ne réside pas dans un espèce de fantasme ethno-musicologique (qui en comptent beaucoup, c’est certain!), mais simplement dans le fait que la musique s’inscrit de facto dans des rapports de force culturels et à fortiori politiques. Comment saisir l’idée que la musique et donc la culture ne s’inscriraient pas dans une perspective historique? Comment la musique, sa production, sa diffusion, sa réception, ne pourraient se lire, notamment et non exclusivement bien sûr, à l’aune du politique, c’est à dire des interactions qu’elle génère, articule ou subie dans le monde social? Le ou la politique ne réside pas dans le caractère intentionnel ou délibéré d’actes, de pratiques, de symboles, d’expressions. Le ou la politique des musiques populaires réside dans le fait que ces actes, ces pratiques, ces symboles, ces expressions se développent et se confrontent au monde social, l’alimentent, l’influencent ou tentent même (souvent vainement) de l’infléchir. En ce qui concerne les musiques sacrées, leur “consistance“ politique est par contre à relativiser puisque s’inscrivant plutôt comme objet rituel, instrument cérémoniel, outil spirituel.
Cette légère réserve apportée, je vous invite vigoureusement à vous plonger dans les histoires musicales développées ensuite dans le livre. Biguine, calypso, tango, negro-spitual, zouk, steelband, reggae, ou quelques trajectoires se complétant, se croisant, s’hybridant. On apprend beaucoup sur les singularités et similitudes de ces styles musicaux et, dans le même temps, on se documente sur les peuples des Caraïbes, leur histoire, leur traumatismes, leurs héritages, leur invention.
Est abordé par exemple le zouk, par l’intermédiaire de son porte drapeau, la formation Kassav’, un style longtemps réservé au seul public antillais, qui connait une relecture par les djs, diggers et amateurs de rare groove et résonne aujourd’hui dans des clubs et soirées tropicales à Berlin, Paris, Londres, New York ou Tokyo.
« La puissance irrésistible du zouk – le zouk chiré comme le zouk love – offre à Kassav’ la première carrière internationale de la musique antillaise, sans que jamais le groupe cherche à faire oublier son origine : il s’en est toujours tenu au créole des Antilles françaises, sans consentir à chanter en anglais ou en français […]. Dans ses tubes, on entend des allusions – souvent savantes, souvent habiles – aux anciennes pratiques musicales rurales, en même temps que Kassav’ s’intègre au grand concert des musiques du monde et use d’emprunts rythmiques ou harmoniques à plusieurs autres musiques qui jamais ne le font dévier du zouk. Les Antilles, l’Afrique, une bonne partie de l’Amérique latine et toutes les diasporas créoles dans le monde réclament Kassav’. » (ouvrage cité, p.190)
Kassav’ – Lagué Moin
2. Les musiques créoles comme dépassement du signifiant racial?
L’occasion de revisiter ce qu’est le “noir“ dans “musique noire“.
« […] dans son usage le plus courant, le concept de “musique noire“ fonctionne comme un ghetto contemplé avec une condescendance qui, pour être souvent “de gauche“, n’en est pas moins une figure renouvelée d’une pensée raciste séparant les races les plus animales (et donc rythmiques, percussives, instinctives) des races les plus lettrées (et donc mélodiques, solfiées, écrites). Il faut avoir entendu dire “les bassistes noirs sont toujours meilleurs“ par une artiste respectable et respectée, figure de la gauche française insoupçonnable de racisme, pour comprendre combien cette idée d’une essence singulière aux musiques “noires“ porte sa propre perversion. Que l’on n’oublie pas que, d’un point de vue sémantique, la musique noire appartient à la même famille que la banque juive et la délinquance juvénile. » (ouvrage cité, p.10)
Avant de rebondir sur cet extrait, un léger détour, dans le temps et l’espace. En 2010, en duo avec mon amie Chloé Buire, aujourd’hui chargé de recherche CNRS auprès de Sciences Po Bordeaux, nous avions présenté un travail sur le mouvement hip-hop angolais en articulant notre communication sur la déconstruction d’un ensemble de clichés accolés à la culture bboy (Buire C., Simetière A., Les désirs d’être du hip hop à Luanda : par-delà les clichés de l’Atlantique noir in Géographie des musiques noires, Géographie et Culture, n°76, Paris, L’Harmattan, 2010 ). Nous intervenions dans le cadre d’une journée d’étude organisée à Bordeaux, intitulée « Peut-on parler de musique noire? » et structurée autour d’une lettre ouverte sur les musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » écrite en 1988 par le musicologue canadien Philip Tagg (cette lettre est disponible ici : https://volume.revues.org/295).
Dans ce texte, Philip Tagg démonte avec brio le terme de “musique noire“, il propose des parallèles musicologiques saisissant entre des musiques connotées comme “blanches“ et d’autres comme “noires“ et démontrent que les unes et les autres empruntent des figures harmoniques et mélodiques communes (la blue note par exemple, signature du jazz, se retrouve dans les musiques traditionnelles irlandaises). Philip Tagg écrit cette lettre en 1988, une époque où nombre de ses collègues universitaires et blancs développent un penchant pour l’étude des musiques noires, par amour musical sincère, par attirance quelque peu exotique ou pour affirmer leur conviction politique progressiste en défendant le camp des dominés.
Philip Tagg comme d’autres intellectuels lui succédant n’auront de cesse de rappeler que la racialisation en musique n’a aucun fondement musicologique ou culturel. Non, un noir ne swingue pas naturellement mieux qu’un blanc. Non, un noir ne danse pas naturellement mieux qu’un blanc. La racialisation de la musique constitue l’héritage et le présent de l’essentialisme culturel qui voudrait que chaque individu développe de manière automatique une culture propre suivant son milieu d’origine, son pays, son genre et sa couleur de peau.
Peut-on parler de musiques noires? Nous nous posions la question en 2010. Je me posais la question en 2010. Je me la pose encore en 2017. Quelle réponse formuler? Comme beaucoup d’autres questions relevant de la complexité du monde social, ni par l’affirmative, ni par la négative. Non, les musiques noires n’existent pas, pourtant, elles ont développé et développent toujours une existence dans le monde social. Surtout, avec le temps, je me suis contenté d’éluder cette question tant elle me semble cacher d’autres interrogations plus stimulantes dans les rapports entretenus entre culture, race et classe sociale.
Nous sommes donc en 2017, j’ouvre un bouquin qui, je le sais d’avance, me passionnera et dés les premières lignes j’assiste à un procédé intellectuel répréhensible : enfoncer une porte ouverte! Rien de mal à cela bien sûr. J’entends, je comprends et même je suis en grande partie d’accord avec la thèse soutenue. Que les musiques noires n’existent pas. Plutôt, que les musiques noires n’existent pas, dans le sens où des musiques serait par essence le fait d’un supposé peuple noir.
Néanmoins, la critique de ce terme ne m’amène pas à penser que son emploi constitue de fait un propos raciste, potentiellement condamnable juridiquement ou moralement.
La réserve que je formule quant à l’appréhension du concept « musique noire » tel que formulé par l’auteur se retrouve dans la dernière partie du livre intitulée “La victoire de l’ethnicité. Un (tragique) exemple américain“. Encore une fois, j’acquiesce tout à fait à l’idée que les musiques noires n’existent pas. Je souscris tout autant à l’idée qu’il n’existe pas de race, au sens premier et biologique du terme (ai-je besoin de l’écrire?!). Pourtant, le racisme existe et la race a une existence dans le monde social. Bertrand Dicale semble également le penser lorsqu’il évoque l’histoire du steelband, style musical né à Trinidad et Tobago :
« [L’] image du steelband est vigoureusement promotionnée par l’Etat à des fins touristiques, tant il est une signature sonore de Trinité. Cependant, le steelband n’échappe pas aux contradictions. Né dans les bas quartiers, souvent pratiqué par des musiciens d’extraction populaire, il reste une musique très “noire“ d’un point de vue social, et en tant que tel tient d’autant plus à affirmer sa respectabilité. » ( ouvrage cité, p.164)
Emmanuel Parent nous a précédemment invité à nous intéresser à l’idée de musique noire comme l’expression d’une « expérience de la subordination et ses techniques de résistance quotidienne. » ( Parent E., 2008, De l’actualité toujours renouvelée du ‘doute radical’ sur ce qui est noir ans les musiques noires in Lettre ouverte sur les musiques ‘noires’, Volume !, 6-1/2 : 168-170). Le noir dans musique noire peut ainsi caractériser non une essence biologique mais une communauté d’expérience et un devenir minoritaire commun. Ainsi, la tendance très française à vouloir gommer à tout prix le recours à la race peut être reconsidérée. En employant le terme de musique noire, il ne s’agit pas forcément d’essentialiser la musique et les musiciens, mais plutôt de les situer dans les rapports sociaux et culturels. Est ce que le jazz, le rythm’n blues et la soul, trois piliers fondamentaux des musiques dites noires ne sont pas, historiquement, les productions d’individus dominés économiquement et socialement aux Etats-Unis, ce groupe recoupant en large partie les communautés africaines-américaines? Stuart Hall, encore lui, nous interrogeait sur le “noir“ dans “culture populaire noire“. Pour lui, ce noir n’était pas strictement un déterminant racial mais bien davantage une condition d’existence sociale et un positionnement culturel et politique. Voilà ce que peut être le “noir“ dans musique noire. Une communauté d’expérience, une condition d’existence sociale, un devenir minoritaire et un positionnement culturel et politique.
James Brown – Say It Loud, I’m Black, I’m Proud
La seconde objection que j’apporterais à ce refus catégorique d’utiliser le terme musique noire (comme celui d’utiliser le terme race pour lui préférer celui d’ethnicité) se réfère à l’histoire des musiques africaines-américaines. Que dire du terme “Great Black Music“ formalisée dans les années 1960 par l’avant garde artistique et musicale de Chicago et qui se répandra ensuite aux Etats-Unis et dans le monde? L’utilisation du terme musique noire n’est pas exclusivement le fait d’individus blancs, comme pour mieux souligner une altérité fondamentale. Il est aussi le fait de musiciens africains-américains. Le terme de musique noire a donc une histoire. Il renvoie au répertoire des musiques africaines-américaines développées depuis le blues, negro-spiritual et ragtime jusqu’à la techno de Detroit, le footwork de Chicago ou le hip hop, devenu aujourd’hui la musique globale par excellence. Alexandre Pierrepont a justement démontré comment cette affichage et revendication, la “Great Black Music“, par l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), supposaient « non pas une musique et une politique réitérées de la race, mais un nouveau spectre de couleurs musicales et politiques s’ouvrant derrière le signifiant ou le miroir “noir” » (A. Pierrepont, Le spectre culturel et politique des couleurs musicales : la « Great Black Music » selon les membres de l’AACM, Volume! “Peut-on parler de musique noire ?“ 8 : 1 | 2011 – https://volume.revues.org/135)
Philip Cohran And The Artistic Heritage Ensemble – Unity
Enfin, en tant que dj et musicien, quand il s’agissait d’évoquer mon répertoire musical, une commodité de langage m’amenait à user du terme “musique noire“. Conscient que ce terme n’est pas complètement satisfaisant, il me semblait pourtant qualifier de la manière la plus précise et synthétique ma “maison“ en musique, c’est-à-dire les musiques africaines-américaines. Ces dernières années cependant, j’ai délaissé cette appellation pour préférer celle de musiques de l’Atlantique noir, me permettant ainsi d’inclure les répertoires africains, latins et caribéens. Et plus dernièrement, j’utilise le terme musiques créoles, comme expliqué en introduction de ce papier. L’usage commun d’un terme ne suffit pas à le légitimer intellectuellement et politiquement. Je comprends donc que cette dernière justification, quant à l’usage du terme « musique noire » soit fragile. Mais encore une fois, la langue et le fait de communiquer oblige à fixer. Ce qui n’empêche nullement dans le même temps de nuancer et d’enjoindre toujours à circuler.
Pour conclure cette partie consacrée à l’appréhension de la dimension raciale dans la musique, je suis tenté de suggérer un parallèle avec la traduction dominante dans l’espace social et politique français de ce terme, la race. Force est de constater que nous avançons difficilement sur ce terrain. Pour des bonnes et des mauvaises raisons d’ailleurs. La dernière geste salué par toutes et tous sur ce terrain est celui de notre ex Président de la République, François Hollande, qui a décidé de gommer le terme race de la Constitution Française. Sur le principe, cette décision est pleine de bon sens. Pourtant, il me semble qu’elle est tout à fait représentative d’un certain mal français sur ce sujet. Récuser l’utilisation du terme de race, vilipender les consciences racistes, se distinguer des Etats-Unis en proclamant que notre pacte social démonte l’idée même de race, c’est oublier que, dans le monde social, les inégalités raciales trouvent une existence violente dans les pratiques discriminatoires. Cacher le mot race, ce n’est pas abattre le racisme.
Conclusion
J’ai utilisé le prétexte d’une recension de la passionnante histoire des musiques créoles de Bertrand Dicale pour aborder et problématiser certaines préoccupations majeures de mon travail artistique. L’hybridité culturelle, la dissémination musicale, l’Atlantique noir, le devenir minoritaire, la figure du rhizome… Même si j’ai émis certaines réserves, notamment sur le dépassement de la problématique raciale que supposerait l’utilisation du terme musiques créoles, je le proclame sans réserve une nouvelle fois. Lisez cet ouvrage qui éclaire de manière significative et savante l’histoire des musiques caribéennes!
En outre, les développements proposés ne se limitent pas géographiquement aux Antilles pour embrasser la Louisiane et une partie du territoire états-unien. Bertrand Dicale soutient ainsi l’idée d’une créolité propre aux Etats-Unis, le Sud tout du moins, achevant ainsi l’intuition souvent formulée quant à la Louisiane et la Nouvelle Orléans. Que cette dernière est une île des Antilles échouée au Sud des États-Unis.
« […] aussi curieux que cela puisse paraître, l’Amérique, pourtant prompte à célébrer la variété des origines de ses habitants et l’enrichissement que l’ensemble de la nation y puise, refuse obstinément de considérer qu’une bonne partie de sa culture s’est construite comme celle de Cuba, du Belize ou de la Barbade, c’est à dire dans un emmêlement d’apports, d’origines, d’initiatives dont la logique contrevient aux séparations raciales – la créolité, en somme. » (ouvrage cité, p.231)
C’est pourquoi l’ouvrage traite du negro-spiritual comme il évoque la biguine, le calypso ou le reggae. En raison du passé esclavagiste américain et de l’histoire singulière de ce pays, construit par vagues successives d’immigrations et constitué donc d’individus et de groupes transplantés, déracinés, déterritorialisés et reterritorialisés, la trajectoire commune entre les espaces caribéens et états-uniens apparaît effectivement irréfutable. Avec comme trait d’union, le devenir créole.
Dans le cadre de mon projet musiqueaupoing qui propose un voyage audiovisuel à travers l’Atlantique noir d’aujourd’hui à partir de 8 villes sur les trois continents américains, africains et européens, j’avais prévu une étape à New Orleans et une autre à Saint Pierre de la Martinique. Depuis quelques temps, souhaitant dans les deux cas, interroger par la musique et l’image la créolité propre de ces territoires, j’ai révisé mon plan pour envisager d’embrasser de concert l’un et l’autre de ces territoires musicaux. Considérer en miroir New-Orleans et Saint Pierre de la Martinique, la Louisiane et la Martinique. A suivre…
Pour finir, je souhaite évoquer un phénomène récent et se renforçant dans l’espace hexagonal : celui de la (ré)découverte et de la reconnaissance du répertoire musical antillais. Par les marges et loin de l’épicentre grand public, grâce au travail et à l’engagement de producteurs, de labels, de djs et de passionnés, les musiques antillaises passées et présentes s’invitent dans les playlists des soirées et clubs à Paris, Nantes, Lyon, Marseille, Lille, Dijon ou Clermont-Ferrand. Aujourd’hui, si vous allez à un after organisé par Concrete, acteur majeur des musiques électroniques et de la nuit parisienne, il est possible que vous écoutiez du zouk! J’ai l’intime conviction que ce mouvement constitue un acte de reconnaissance important pour les artistes ultra-marins cantonnés jusqu’alors au titre d’objets folkloriques et désuets, au mieux, de sous-musiciens exotiques pour touristes, au pire. L’on voit ainsi se reformer les Vickings de la Guadeloupe sous l’impulsion du label parisien Heavenly Sweetness, responsable également de la très remarquée compilation de zouk Digital Zandoli dont le second volume, toujours compilé par Julien Achard et Nicolas Skliris, vient de paraître. De multiples rééditions d’albums antillais des années 60, 70 et 80 ont vu le jour ces dernières années. Il serait bien fastidieux d’en faire la liste exhaustive ici. Citons par exemple la réédition récente du magnifique et indispensable album La Flûte des Mornes vol.01 du flûtiste martiniquais Max Cilla, par les lyonnais Sofa Records et les genevois des Disques Bongo Joe. Je tiens également à citer Antoine Rajon, un précurseur en la matière et l’un des premiers producteurs français, avec son label Isma’a, à avoir déterrer le jazz antillais.
Les musiques antillaises ont la hype! Elles sont écoutées par de jeunes barbus citadins en quête de nouveautés (d’exotisme aussi, ne soyons pas naïfs!)? Tant mieux! Ce n’est que justice pour le patrimoine musical des Antilles et la richesse incommensurable des musiques créées, produites et enregistrées dans les Antilles françaises et anglophones.
Reste à considérer ce qu’un tel mouvement dit de la créolité potentielle dans l’espace français? Cette envie de latin jazz martiniquais, de gwo-ka, de soca, de zouk, d’island disco, de compa est-elle la conséquence et/ou la pointe avancée d’un supposé devenir créole hexagonal? Je laisse ces questions en suspens pour un prochain article.
D’ici là, écoutez les musiques créoles et empruntez le chemin sans début ni fin de musiques qui se vivent tout autant qu’elle s’écoutent!