Sur l’histoire que l’on conte et qui fait la culture du présent
A partir de trois œuvres : « The Revenant » de Alejandro González Iñárritu, « Une colère noire » de Ta-Nehisi Coates et « L’art français de la guerre » d’Alexis Jenni.
Le cinéma est une puissante machine à raconter des histoires. Il a été inventé pour cela et nombre de spectateurs l’apprécient quasi exclusivement pour sa capacité à conter une histoire. C’est d’ailleurs par ce biais qu’une grand part du public critique les films : est ce que l’histoire plait ? Est ce que chacun la saisit, la comprend et, encore mieux, s’y identifie ? Ces histoires que le cinéma déroule embrassent l’histoire, réelle et véritable, diraient certains. Le cinéma met en scène des évènements historiques, s’inspire de « true stories », un label que les producteurs aiment tant souligner dans les génériques ou sur les affiches des films.
Surtout, nous devrions aller piocher au travers du grand écran des puissances qui font défaut dans le quotidien de nos vies bien réelles. Mais, soyons honnêtes, cette grande rencontre est rare, tout comme elle l’est avec un roman, si je m’en tiens à ces deux formes.
Pourtant, le problème que j’approche, que je vais approcher, ici, dans quelques lignes, ne tient pas stictement à la forme, à l’objet artistique en tant que tel. Il n’est pas question, simplement, de critique artistique, esthétique, cinématographique, littéraire. Il n’est pas question du film ou du roman pour ce qu’il est mais plutôt pour ce qu’il sert. Je laisse entendre probablement qu’une ligne claire délimiterait le fond de la forme, le sens de l’esthétique, le politique de l’artistique. Il n’en est rien. Simplement, ici et maintenant, j’aborderai des œuvres, trois, deux états-uniennes et une dernière française, l’une cinématographique, les deux autres littéraires, pour comprendre, pour tenter de comprendre, pour pointer l’histoire que content des œuvres et leur intrication avec la culture de notre présent.
J’ai donc vu The Revenant. Je me suis assis dans un fauteuil confortable d’une salle de cinéma bien équipée pour suivre plus de deux heures et demie durant les pérégrinations du héros parmi les héros, de la quintessence héroïque du cinéma américain, de cette homme seul et contre tous, blanc, dans la force de l’âge qui, malgré les obstacles titanesques qui se présentent à lui, triomphe. Je dois avouer que j’ai assisté à cette séance en conscience. Je m’attendais à cette redite, à cette nouvelle secousse, jamais complètement identique mais toujours similaire, que le cinéma hollywoodien produit depuis des décennies, depuis John Ford et les cinéastes d’avant guerre jusqu’à celui d’Innaritu, réalisateur mexicain dont l’œuvre cinématographique, doit-on dire aujourd’hui de jeunesse, révèle un sens de la nuance, de l’équilibre et de la confrontation des regards. Tout le contraire, en somme, de ce dernier film. The Revenant rejoint donc la longue liste des objets cinématographiques voués à satisfaire le peuple américain majoritaire, le peuple américain blanc, de peau, d’esprit et/ou d’opinion. Un peuple qui souhaite par-dessus tout se rassurer en confortant le mythe fondateur de leur nation, celui là même que tant de réalisateurs, pressés par des studios hollywoodiens politiquement acquis à la cause patriotique, ressassent inlassablement.
Un homme donc, un homme du peuple, blanc, ne jouissant d’aucun privilège, d’aucun passe-droit, d’aucun héritage, se trouve confronté aux épreuves les plus violentes que le monde est en capacité de produire. Et, je suis certain que vous êtes déjà au courant, pas de risque de dévoiler une fin que toutes et tous connaissent à l’avance. Cet homme, fort de son honneur, de sa morale, de son courage, de sa capacité à entreprendre, triomphe d’épreuves dignes des 12 travaux d’Hercule. Oui, cet homme, dans le cas présent, laissé pour mort au fond d’une forêt reculée, blessé mortellement (ou presque donc…) par un ours, cet homme va survivre, se relever et arriver à ses fins : venger son fils, la chaire de sa chaire. Du sang tout au long du film, le sublime de la violence magnifiée image après image. Les critiques et observateurs vanteront les talents du chef opérateur, il n’en reste que les belles images ne servent qu’à montrer de la chaire fraîche, tout comme il aurait pu mettre une caméra dans un abattoir pour capter le sublime de la découpe des porcs. Passé l’adaptation à cette effusion d’images sanguinolentes, j’ai souris devant ce spectacle et cette dramaturgie construite sur du vide, puisque, semble t-il, il ne fallait pas s’encombrer de profondeur et d’épaisseur scénaristiques.
Rassurons-nous toutefois, le cinéma hollywoodien a changé. J’évoquais John Ford combattant, au siècle dernier, les sauvages indiens, les westerns classiques où l’indien n’a pas la parole mais se contente d’éructer et de scalper, tandis que le blanc se défend et tente, bon gré malgré, de bâtir une civilisation au milieu de ce désastre immoral et païen qu’étaient les Amériques amérindiennes. Non, rassurez-vous, les temps ont changé. Le héros a donc couché avec une indienne. Ils ont même eu un enfant ensemble, que ce même héros tente de protéger de ses compatriotes. En vain, puisqu’il finit par succomber à la violence et au racisme de l’un d’eux, qui le tue et dépose son corps dans cette même forêt, profonde et inhospitalière. Pourtant, on comprend que la résultante reste inchangée. Ce héros doit se défendre et s’élever seul face au monde. Tous les moyens lui sont donc permis. Il peut donc user de violence. Il peut donc user d’armes pour parcourir une terre enneigée jusqu’à accomplir sa justice, la justice des hommes et venger son enfant. Qui d’autres pourraient bien le faire à sa place, au début du XIXème, dans cette terre qui n’est pas encore les Etats-Unis ?
Les habituelles ficelles sont donc tirées. Le lobby américain prônant le second amendement et le port d’armes peut allégrement soutenir ce bel objet cinématographique. L’Amérique peut se réconforter en saluant la libre expression individuelle, l’individu entrepreneur qui seul, forge son destin.
« Toute société, de façon quasi nécessaire, entame sa mythologie glorieuse par le chapitre qui la met le plus en valeur. En Amérique, ces premiers chapitres racontent presque toujours l’action singulière d’individus exceptionnels. « Il suffit d’une personne pour changer les choses », dit-on souvent. […] c’est un mythe. Peut-être un seul individu peut-il changer quelque chose, mais ce changement ne suffira pas à mettre ton corps à égalité avec celui de tes compatriotes.«
Ce corps, dont parle Ta-Nehisi Coates dans son livre Between the world and me, grossièrement traduit Une colère noire dans son édition française, c’est le corps noir, c’est le corps de son fils. Ce livre puissant, relatant le talk d’un père à son fils, transcrit une autre histoire de l’Amérique, une histoire par-delà le Rêve qu’évoque Coates lorsqu’il s’agit de nommer la mythologie américaine blanche, celle du self made man, de la réussite individuelle, des banlieues pavillonnaires et d’une communauté nationale solidaire. A cette histoire maintes fois traduite à l’écran par le cinéma hollywoodien, Coates oppose une contre histoire, celle de la minorité africaine-américaine, subissant, tels des échos de l’époque esclavagiste, la violence intrinsèque d’une société fondée sur le viol du corps, le viol et l’anéantissement du corps noir. Cette violence infligée au corps noir, elle se loge aujourd’hui dans les brutalités policières à l’encontre de la communauté africaine-américaine. Des violences qui n’ont rien de nouveau mais qui, simplement, sont davantage documentées et médiatisées ces dernières années, au travers des tragiques meurtres de Trayvor Martin, Eric Gardner, Michael Brown, Tamir Rice, pour n’en citer que quelques uns.
S’inscrivant dans la grande lignée des auteurs africains-américains, de W.E.B Du Bois à Toni Morrisson, ce texte renseigne avec minutie et sensibilité le prix à payer du rêve américain qui irrigue, nous seulement les Etats-Unis, mais bien davantage une large partie du globe, impérialisme culturel faisant. Il parle de la race et de sa traduction sociale, de la tradition qu’elle perpétue, de l’iniquité de condition qu’elle inflige à une frange de la société américaine. Il évoque l’asymétrie constitutive du pacte social ayant permis à un groupe de se développer, de s’enrichir au détriment d’autres. Il parle des Etats-Unis, de leur rapport si particulier à la communauté, à la violence, à la famille, à la survie.
« peut-être qu’appeler quelqu’un « noir », c’était juste une façon de donner un nom à celui qui était en bas de l’échelle, à un être humain devenu objet, à un objet devenu paria«
Je ne m’étendrai pas davantage sur ce livre important que je vous invite à lire, à dévorer même comme il fut le cas pour moi. Ainsi, une autre histoire est contée, des mémoires minoritaires et divergentes priment sur le récit national américain, perpétuant de génération en génération cette croyance infaillible en chacun, en l’individu combattant le système et, à force de détermination, à son triomphe bien mérité. Les dés sont pipés, nous le savons. Le savons-nous vraiment ? La sacro-sainte égalité des chances états-uniennes voudrait que chaque individu dispose des mêmes potentialités de réussite sociale et professionnelle. Il n’en est rien.
Pourtant, le roman national, le récit de la réussite continue son œuvre et il semble qu’une majorité y consente toujours. Quelle puissance ! N’était-ce pas fascinant ? Malgré les luttes, les multiples voix, travaux, œuvres, partis pris, actions visant à déconstruire cette mythologie, le récit se déroule toujours, sans trop de heurts, et entretient la croyance de notre temps.
Notre culture est celui de l’individu. Notre culture est toujours celle de la conquête d’un groupe restreint, de plus en plus restreint, sur une majorité. Notre culture est toujours celle de la domination d’une majorité pourtant minoritaire face à une minorité pourtant majoritaire.
Je dis « notre », non par phantasme vis-à-vis de cette Amérique qui nous fascine tant. Je m’approprie volontiers cet état de fait, considérant que la France entretient tout autant son roman national. Elle l’entretient certainement avec davantage de brio même, fort d’un déni et d’un refoulé colonial savamment entretenu et renforcé.
Et la nécessité que j’éprouve de m’en référer à la littérature américaine, au cinéma américain, à la pensée américaine se résume en un terme : la race.
« La race en France a un contenu mais pas de définition, on ne sait rien en dire mais elle se voit. Tout le monde le sait. La race est une identité effective qui déclenche des actes réels, mais on ne sait pas quel nom leur donner à eux dont la présence expliquerait tout.«
Ainsi Alexis Jenni qualifie le déterminant racial dans son roman L’art français de la guerre. Je me demande bien comment j’ai pu louper ce livre sorti en 2011, prix Goncourt cette même année. Les rencontres se font parfois attendre.
Ce livre est un objet littéraire non identifié dans la littérature française, abordant à travers la vie de Victorien Salagnon,les deux guerres coloniales menées par la France, en Indochine et en Algérie. Lors de la traversée de ce livre, je me suis surpris à suivre 50 pages durant ce personnage, militaire para français, engagé dans une forêt du Tonkin, dans le futur Vietnam, combattant l’armée de libération nationale. Je me suis surpris à apprendre des faits historiques sur une guerre dont l’éducation nationale, les mass-média et la société française n’ont que faire, la reléguant au titre d’événement mineur dans l’histoire contemporaine hexagonale. Oui, je me suis surpris en me rendant compte que je ne savais rien de cette guerre, ou si peu. J’en sais davantage sur la guerre d’Algérie évoquée très intelligemment dans ce roman comme le prolongement de la guerre d’Indochine, faisant de ces deux conflits une seule et même entreprise. Celle de la préservation impossible de l’empire, de la France hautaine et supérieure, celle d’un petit peuple se murant dans ces certitudes sans se rendre compte que le monde change et que sa position de centralité, ou tout du moins perçue comme telle, se réduit aujourd’hui à une localisation de lointaine banlieue. Le livre aborde, également, les résonances post-coloniales de ces conflits, en pointant la situation politique contemporaine de la France, la montée de l’extrême droite, la ségrégation spatiale confinant les minorités au sein d’ensembles d’habitat social loin des centres de pouvoir… Ce roman parle ainsi du roman national français, par la négative, en pointant les histoires que l’on ne content pas.
Ce roman national, c’est celui du pays de la Révolution Française, des Lumières et de la Déclaration des Droits de l’Homme. Nous usons outre mesure de ces cautions morales et culturelles pour spécifier l’unicité du corps social français. A ces références, il faut également ajouter la religiosité républicaine, brandie à toute occasion pour assurer et assumer l’indivisibilité de la société française. Une et indivisible, point. Le récit est conté, année après année, génération après génération. Une et indivisible.
Pourtant, dans les faits, la société française est divisée, et cette division, elle n’est pas la conséquence de quelques uns, de quelques illuminés racistes et proto-fascistes, cette division est inscrite dans la matrice de notre pays, de notre langue, comme le démontre si bien Alexis Jenni au travers de son livre. Elle est la résultante d’une politique qui ne se dit pas, qui ne se nomme pas et que tant souhaitent, au fur et à mesure de son application, effacée. Elle est le produit d’une hégémonie culturelle dévastatrice, qui appelle à gommer le mot race de notre constitution, sans confesser, dans le même temps, que la race, dans sa dimension sociale et politique, existe bel et bien dans les faits, dans le passé et dans le présent.
Oui, on efface, on passe sous silence, on contourne, on enterre. La race ne peut être française. La race n’a pas de place dans notre langue et dans notre culture nationale. Cette dernière est trop noble pour accueillir en son sein cette ignominie. Alors, le récit national continue d’être narré.
Quelle résistance ! Quelle lutte à mort ! Laissez aux autres, aux américains surtout, anciens esclavagistes, tenants de la violence et du port d’armes, le discours blasphématoire sur la race. N’y touchons surtout pas ! Ne pas dire, ne pas nommer, pour ne pas interroger et acter.
« La force ne se donne jamais tort : quand son usage échoue, on croit toujours qu’avec un peu plus de force on aurait réussi. Alors on recommence, plus fort, et on perd encore, avec un peu plus de dégâts. La force ne comprend jamais rien, et ceux qui en ont usé contemplent leur échec avec mélancolie, ils rêvent d’y revenir. »