J’aime écrire. J’apprécie l’exercice de précision et d’éloquence que constitue l’écriture. Choisir le bon mot, le bon rythme, la bonne sentence. Néanmoins, deux choses me sont particulièrement désagréables à écrire : mon CV et ma biographie.
Une biographie artistique, disons-le, c’est vite chiant à lire. Pour un musicien, ça commence par son éveil à la musique, souvent dans le ventre de sa mère, les grandes dates de son parcours et bien sur l’immense impact de son œuvre dans l’histoire de l’art, comme un plagiat des « Mémoires d’un vieux con » de Roland Topor. Et puis, une biographie artistique, disons-le aussi, ça vire souvent au storytelling. Il ne s’agit pas tant d’écrire sa trajectoire que de la réécrire, de la présenter, dans ce qu’elle comporte de plus lumineux et profitable pour son auteur.
Alors, voilà, je suis Arnaud, 40 ans passés, et plus d’une vingtaine à musiquer. Evoquer mon parcours dans la musique à travers quelques dates structurantes, ce serait un exercice de synthèse possible.
Je pourrais commencer en citant mon frère Baptiste, mon aîné, qui m’a largement initié à la musique pendant mon enfance et adolescence. Pas du tout comme un ainé pourrait le faire d’ailleurs, en expliquant à son cadet ce qu’est la bonne musique et surtout ce qu’est la mauvaise. Non, mon frère n’a pas usé de quelques contraintes argumentatives que ce soient. Il n’a pas joué au maître ès musique non plus, histoire de conforter, tradition patriarcale oblige, un rapport de domination propre au masculin. Non, il avait simplement des bons gouts musicaux, il jouait de la guitare, il ramenait des disques et progressivement, la musique fut un territoire commun avec lui.
Je continuerai en citant « La Sangria », un café concert situé dans ma petite ville de naissance et d’adolescence. Un zinc, une salle avec un billard, une autre avec des tables hautes et une petite scène où chaque semaine deux concerts, les vendredis et les samedis, étaient programmés par le maitre des lieux, Coco. Du rock, du punk, du ska, du reggae, de la chanson, du metal… Un lieu sanctuaire qui nous accueillait moi et ma bande de potes et qui a largement contribué à m’ouvrir sur des esthétiques musicales et me faire vivre mes premières grandes émotions « live ».
Je pourrais ensuite évoquer l’été 1998. J’ai 17 ans et je fonce dans une 205 junior vers le plateau de Millevaches, non pour une retraite monastique et champêtre mais pour rejoindre une grosse fête techno dont j’ignore encore quel est le dispositif. Le Fuck Techno Import Mix, légendaire set réalisé par 69db, membre du collectif Spiral Tribe qui initia depuis l’Angleterre puis en Europe, le mouvement des raves illégales bientôt appelées « teufs », résonnait dans l’habitacle, et moi, jeune campagnard biberonné au rock plus ou moins hardcore, au hip hop et au reggae, je n’y comprenais pas grand chose à ce joyeux bordel. Bientôt, en arrivant sur site, je compris vite que « comprendre » n’était pas l’enjeu central. Plutôt « ressentir », « lâcher prise ». Je découvris par une froide nuit d’été la culture sound system, dans ce qu’elle avait de plus sauvages et DIY. Cette culture ne me lâcha plus.
A peine quelques semaines après, dans cet élan qui caractérise la jeunesse, de celui qui fait chavirer, de celui qui érige en vérité une nouveauté qu’il faut donc absolument embrasser, nous organisions avec une platine de salon, un ordinateur, deux enceintes hifi et un vieil ampli notre propre « teuf » au bord de la Sioule avec quelques intrépides dont mon frère, toujours, et un ami d’enfance à lui, Nico. S’en suivi plusieurs années d’errance fameuses, de nuit blanches, de murs de son, de fêtes sans début ni fin, de rencontres, de levers de soleil, d’engagement et de poésie synthétique. Dans le storytelling des artistes, j’ai remarqué d’ailleurs que ce passage, celui des fêtes techno sauvages, étaient souvent omis, consciemment oubliés, comme lorsque vous et moi préférons taire certaines erreurs, peu glorieuses, de jeunesse. La faute aussi aux excès que pouvaient accompagner ces pratiques des champs, entrepôts et usines désaffectées. Parce que la poésie pouvait très vite virer en multi toxicomanie.
Dans mon cas, il n’y avait de place que pour la musique, sa cadence dingue, sa puissance et ses pistes de danse éphémères dont je m’imaginais qu’elles pouvaient terrasser un système social et économique que je jugeais déjà pervers et intrinsèquement inégalitaire. Alors, non, je ne renie rien et ces années de fêtes accompagnées de voyage plus ou moins lointains, ont façonné l’artiste sonore que je suis aujourd’hui. C’est aussi les années où j’ai acquis mes premières platines et mixer. J’ai acheté mon premier disque vinyle aussi, un truc complètement inécoutable. C’était chez Spliff records à Clermont (RIP Gilbert).
Je poursuivrai en évoquant mon époque jungle. Non pas une échappée survivaliste en forêt amazonienne mais la jungle en provenance de Londres, mouvement musical célébrant comme le dub le faisait avant elle le couple drum & bass. Basé alors à Toulouse, qui faisait office de capitale française en la matière, je faisais alors une seconde découverte renversante et fondatrice : la radio. Avec une bande d’activistes, artistes, djs, chanteurs, geeks, nous lancions en 2002 une webradio nommée Ombilikal. Aujourd’hui, ça parait très commun. A l’époque, le web était encore émergent. Pour vous dire, notre premier système de diffusion en streaming s’effectuait grâce à un logiciel, Winamp, conçu pour écouter de la musique mais qui intégrait une option permettant de relayer un flux radio numérique. Ainsi, nos premiers auditeur·ice•s étaient également notre serveur de diffusion. Ombilikal fut un projet initiatique.
J’ai énormément appris aux contacts des autres. Un projet associatif fait d’enthousiasme, de synergie, d’envie, de sueur, de rires, de réunions sans fin tellement les idées fusaient. Je jouais beaucoup, dans des bars, dans des clubs, dans des festivals, chez les uns et les autres. La jungle nécessite une grande précision technique dans le mix et dans la poursuite de mon apprentissage de dj, elle m’a aidée à asseoir ma technique, à mixer bien et vite, à sentir la foule et ses réactions. C’est aussi les années où je commence à m’essayer à la production musicale. J’achète mon premier synthé, le Virus A, un synthé que j’utilise toujours.
Ensuite, il conviendrait de parler de mon époque parisienne, des années qui riment avec le jazz qui se vit à la verticale. Je débarque à Paris en 2006. Après une longue période dans un milieu musical ultra codifié et somme toute plutôt fermé musicalement, il m’a fallu m’échapper.
Ainsi, après la jungle, s’en est fini pour moi de concevoir un set musical sur un seul « style ». Si j’osais un parallèle avec ma trajectoire humaine et intellectuelle, je pourrais faire l’hypothèse que cette évolution se conjugue avec celle d’une appréhension plus fine du multiple et du pluriel en tant que fait social. Je ne posais pas encore le mot créolisation ou hybridité culturelle, personne ne m’avait encore tendu un livre d'Edouard Glissant ou de Stuart Hall, mais j’en avais en quelque sorte le pressentiment. Comme un certain nouveau départ musical, bien que cette esthétique me nourrissait depuis longtemps, depuis mon enfance même, par l’entremise de mon père, je tombais de tout mon corps dans le jazz.
Le jazz comme démarche, le jazz ou plutôt les jazzs sous toutes leurs formes, du hard bop de Art Blackey à la deep house de Pepe Bradock, en passant par le jazz fusion d’Azymuth, le jazz dance des japonais Quasimode et tout d’autres expressions musicales où se niche l’esprit du jazz. En trio avec deux autres partenaires de jeu, nous proposons les soirées Jazz Attitudes, à la Java, une soirée dédiée au Jazz Dance (voir section "A l'Image/Portfolio/Jazz Attitudes).
C’est également la période Bab Musique que je monte avec mon ami Pablo : en face A, un label, en face B, une structure porteuse de projets autour de la musique. Bab Musique m’a permis de sortir mes premières compilations et mes premiers vinyles, d’organiser des événements à géométrie variable sur et autour de la musique : soirées, concerts, conférences…
Enfin, je conterais ma délocalisation auvergnate et mon arrivée à Clermont-Ferrand en 2014. Cette dernière étape de ma trajectoire se conjugue avec la complète professionnalisation de mon activité artistique. Je lance Musique pour l’Imaginaire, un atelier d’édition et création sonore dédié aux projets multimédia et radiophoniques. J’aboutis le projet et album cotonouenmusique, première étape du méta-projet musiqueaupoing destiné à la création d’une collection de dispositifs multimédia autour du tryptique musique, ville et culture populaire. Ce sont également les années où mon délaissement métropolitain et le recouvrement des paysages campagnards et montagnards infléchissent mon désir musical avec la formalisation du side project Constellationn.
Ce sont aussi les débuts d'Highlife, un collectif et une soirée développés avec une troupe de djs auvergnats désireux de faire entendre et danser sur les rythmes et mélodies du groove mondial, avec une attention certaine pour la qualité de la diffusion sonore et la quête d’une inclusion maximale du public.
Ainsi peut se résumer sommairement une trajectoire. Néanmoins, elle ne dit pas rien du rapport profond que j’entretiens avec le son et la musique.
Je peux dire que, chemin faisant, j’ai construit les conditions pour vivre en musique. Non pas vivre de la musique, mais bien vivre en musique. Ainsi se dessine et s’agence mon lien indéfectible avec le monde sonore, ses expressions musicales, les contextes dans lesquelles elles prennent forme et l’ensemble des signes, forces et imaginaires qu’elles charrient.
Ces mondes sonores sont autant de géographies sensibles que je m’attèle à suivre et cartographier. Des géographies fécondes, fragmentaires, faites d’entrelacements fragiles entre futur, présent et passé. Des géographies en forme de rhizomes, m’invitant sans cesse à me projeter sur des chemins sans réel début ni fin. Des géographies sensibles qui se matérialisent par une collection de disques dont le sens et la justification ne se trouvent pas dans l’acte d’accumulation et de prolifération de biens culturels ou même, aujourd’hui, d’objets d’art que sont devenus les disques vinyles. Une collection de disques qui forme une carte recoupant les territoires que la musique me permet de traverser, de sentir, d’imaginer, de créer.
Voilà donc ce qu’il suffirait d’énoncer. Moi, Arnaud, artiste sonore et dj, je tente de saisir tout autant qu’édifier des géographies sensibles par la manipulation des sons et de la musique.
Surtout, conjuguer au singulier ne dit rien de l’exercice collectif que constitue une vie en musique. Il me faudrait citer tous les noms qui ont jalonné mon parcours, les artistes, les complices, les allié·e·s, les ami·e·s, les albums, les films, les livres, les paysages sonores, les voyages, les villes, les plateaux, les montagnes, les pertes, les illuminations, les grandes et petites idées, les illusions et les utopies qui ont fait l’homme musique que je suis, enfin, que je deviens.