Lire bell hooks en écoutant Pharoah Sanders
Lire bell hooks en écoutant Pharoah Sanders
J’ai lu « La volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour » de l’autrice féministe bell hooks. Un choc ! Ce livre salutaire et révolutionnaire m’a, entre autres, invité à envisager d’un jour nouveau le mouvement de jazz dit spirituel, initié par John Coltrane avec la sortie de son album « A Love Supreme » en 1965.
Depuis longtemps, je cherche un livre, un travail, des mots qui évoquent l’angle mort des salutaires luttes féministes qui tendent à infléchir notre vieux monde patriarcal et machiste vers un nouveau, plus inclusif, plus égalitaire, plus intègre.
Cet angle mort sont les hommes et leur devenir. Les hommes, leur socialisation au système patriarcal, leur production en tant qu’être dominateur et violent, leur éducation à être un gars, un mec, un homme, un vrai.
Est ce que vous avez déjà fréquenté les vestiaires de football masculin ? Je les ai fréquentés toute mon enfance et adolescence. J’étais passionné par ce sport et attendais avec impatience, chaque semaine, le dimanche, jour de match, pour tenter, moi le numéro 9, de marquer de précieux buts pour mon équipe. Pour vivre ces moments intenses de jeu, il me fallait toutefois vivre le groupe de pair masculin que constitue une équipe de football. Et là, j’étais bien moins à l’aise. Je n’étais ni le gars rejeté par le groupe, ni celui qu’on humilie ou domine. Non, j’étais un garçon au milieu des garçons et c’était déjà beaucoup trop.
J’ai tenté comme la plupart des garçons de me conformer aux canons du genre. J’ai été un petit salaud, jeune, avec mes petites amies, incapables d’assumer mes émotions et sentiments et préférant être dur, intransigeant et irrespectueux. J’étais incapable d’aimer. J’ai essayé d’être un vrai gars, embrassant les cultures masculines des sports de glisse, écoutant du rock et du punk, passant mes soirées avec ma bande de potes à boire du berger fraise, refaire le monde et fantasmer nos futures rencontres féminines. J’étais mal à l’aise dans le costume que je tentais d’enfiler. Je pressentais déjà la cassure, la faille entre l’être sensible, fragile, soucieux du monde et des autres qui couvait en moi et l’homme que la société m’intimait de devenir.
Adolescent, une anecdote m’a longtemps poursuivi. J’avais 15 ans et j’étais en Allemagne, à Munich, pour un échange scolaire. Quinze jours de vie à l’étranger pour tenter de rattraper mon retard abyssal dans cette satanée langue allemande, cette première langue censée, à l’époque, assurer les bonnes classes. Un après-midi, je me promène dans Munich avec des ami·e·s allemand·e·s. Nous flânons, rentrons dans un centre commercial et croisons un groupe de garçons. Un échange de mots, enfin, d’insultes, s’en suit. En cause? Le style de Daniel, baggy, sweat à capuche, piercing, dreadlocks et cheveux colorés. Les gars l’ont chambré, il ne s’est pas démonté et l’affront est devenu inévitable.
Le groupe s’éloigne, on continue notre tour quand Daniel me prend à part pour me demander si je veux le suivre, ainsi que les autres garçons de notre bande, pour sortir en premier et retrouver nos « adversaires » pour nous battre. On dit d’un bon pote qu’on pourrait partir à la guerre avec lui non? Alors, mec, c’est le moment de faire preuve de solidarité masculine, tenir sa place et être brave comme dise les anglo-saxons. Sauf que la violence physique m’a toujours été étrangère, quasi inconcevable. Rétif à prendre des coups, rétif à en donner. Me confronter à cette intensité que représente la violence physique me terrorise. Je décline donc son invitation. Il ne m’en fait pas reproche. Je reste avec les filles, les garçons sortent. Ils se battent, puis nous les retrouvons. Daniel a même pris un léger coup de cutter sur le bras.
Cet après-midi constituera longtemps un traumatisme dans ma masculinité contrariée. La preuve que je suis un homme lâche, un mec pas complètement fini. Je ne suis pas un guerrier, même pas un homosexuel non assumé. Non, juste un hétéro faiblard.
L’homme issu du système patriarcal se doit de se confronter à la violence. Les hommes mesurent leur force physique, par un bras de fer, un échange de mandales ou un conflit armé. Essentiel! L’homme est violence.
J’en reviens à ce livre dont je ne vous ai toujours pas révélé le titre. “La volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour“ signé de l’autrice féministe Bell Hooks. Un choc ! Une baffe d’amour littéraire. Un bouquin qui fera date sur mon chemin intellectuel et surtout sur mon chemin d’homme complice et allié des luttes féministes.
“Sans l’ombre d’un doute, l’un des premiers actes révolutionnaires du féminisme visionnaire doit être de restaurer la masculinité en tant que catégorie biologique et éthique sans lien avec le modèle du dominateur. […] il nous faut définir la masculinité comme un état plutôt que comme une performance. ce que nous devons appeler l’être masculin, l’être homme, la masculinité, c’est la bonté essentielle au cœur d’une personne, d’un corps humain qui possède un pénis. » Bell Hooks
Quelques mois après cet épisode allemand, je rentre en seconde et je découvre la sociologie grâce à un professeur féru de Bourdieu, qui trois ans durant, le temps de mon lycée, n’aura de cesse de m’éveiller, moi et mes camarades de classe, aux grands enseignements de la sociologie critique. Ainsi lis-je très tôt la domination masculine du même Pierre Bourdieu. Choc déjà ! Mais oui, c’est bien ça, je m’en doutais, il y a comme un gros problème avec le genre masculin !
Mon itinéraire amical, sexuel et amoureux ne fera que confirmer cette triste réalité qu’est un monde violenté par les hommes. J’ai rencontré, aimé, embrassé et fait l’amour avec des femmes. J’ai appris à être ultra précautionneux dans mes intentions et dans mes gestes. À cette époque, on ne parlait guère du consentement. Mais il s’agissait de cela. S’assurer coute que coute du consentement de l’autre. La grande majorité de ces femmes avaient connu une agression sexuelle, un harcèlement, un viol. Je n’en revenais pas, les années filant, les rencontres et les amours naissant, combien le phénomène était massif, combien la culture du viol était ancrée, combien elle prenait corps non dans les périphéries de notre espace social mais bien en son centre. L’homme dispose du corps des femmes, il viole, le patriarche règne.
“Les hommes ont besoin d’entendre que leur âme est une chose importante et que prendre soin de leur âme est la tâche la plus importante de leur existence. Si les hommes consacraient tous plus d’énergie dans leur vie à améliorer leur bonté d’âme plutôt qu’à suivre le modèle du dominateur pour augmenter leur pouvoir, alors le monde tel que nous le connaissons en sortirait grandi.“ Bell Hooks
En décembre 1964, John Coltrane entre en studio pour un enregistrement. Il pense à cette session depuis des mois et s’est employé à créer les conditions idéales pour jouer une musique qu’il ambitionne nouvelle. Il a rassemblé son quartet, formé de Jimmy Garrison à la basse, Elvin Jones à la batterie et Mc Coy Tyner au piano. Les quatre compères rejoindront le studio de l’ingénieur du son Rudy Van Gelder. Il enregistreront 4 titres. A Love Supreme.
John Coltrane – Acknowledgement © John Coltrane
« Partir d’un point et aller le plus loin possible ». C’est une confession faisant office de ligne de conduite et de méthodologie musicale qu’il livra lors d’un entretien accordé au journaliste français Michel Delorme. « Partir d’un point et aller le plus loin possible ».
La comète Coltrane et l’itinéraire qu’il dessinera avant de devenir lui-même étoile, à 41 ans, entraineront la formation d’une nouvelle constellation dans l’univers musical, celle d’une musique jazz spirituelle et profonde qui n’a de cesse encore aujourd’hui d’émouvoir et d’apaiser les âmes. Trane décède avant de finir l’enregistrement de Cosmic Music avec sa femme Alice et un jeune saxophoniste qu’il a découvert avec son premièr enregistrement, exigeant et novateur, et qui est instantanément devenu son complice, Pharoah Sanders. Légataire de l’héritage coltranien, le métaphysique Pharoah répandra la bonne parole et bouleversera des têtes et des cœurs avec le son et la musique qu’il déploiera tout au long de sa riche carrière. En 1977, il enregistre le thème « Love will find a way ». L’amour trouvera son chemin.
Pharoah Sanders – Love will find a way
“Si nous voulons faire émerger une culture dans laquelle les hommes peuvent apprendre à aimer, nous devons d’abord ré-imaginer la famille sous ses diverses formes comme lieu de résistance. Nous devons être prêt.e.s à considérer différemment l’enfance des garçons, non plus comme une période d’endoctrinement où ils apprennent à se conformer à une virilité synonyme de violence et de mort, mais plutôt comme une période où ils apprennent à se glorifier de leurs liens avec les autres, où ils se délectent et jouissent de leur intimité avec les autres, ce qui est un désir humain essentiel“ Bell Hooks
Un courant post-coltranien entretiendra la flamme d’un jazz empli de vibrations intimes, un jazz en forme d’art de la sensibilité et des émotions, se démarquant des strictes performances techniques et/ou sonores promus par un be-bop devenu académique et un free jazz promis à une niche d’audience élitiste. La dimension spirituelle du jazz n’est pas nouvelle, elle est même co-substantielle de son émergence et développement. Avec le tournant coltranien et le sillon qu’il trace, les musiciens et musiciennes réinvestissent tout simplement la profondeur immanente à cet art de l’improvisation et du jeu. Plusieurs conditions musicologiques, socio-politiques, culturelles, religieuses, communautaires permettent de saisir et comprendre ce qu’est cette spiritualité enserré dans le jazz :
1/ L’Église, les cultes chrétiens, la foi en un Tout-Puissant sont tout d’abord des jalons indissociables de l’histoire subalterne de la communauté africaine-américaine. Les Églises ont constitué un refuge, une arche pour que les africains-américains se structurent en communauté. Comme le documente largement Raphael Imbert dans son ouvrage “Jazz Suprême“, cette amarrage de la communauté africaine-américaine aux Églises a été précédé par l’initiation maçonnique, participant de l’émancipation (contrariée dans bien des loges où racisme et ségrégation subsistent) et de l’auto-organisation de la communauté noire étasunienne.
La foi quant à elle trace une ligne de fuite pour s’extraire de la dureté de l’expérience d’être noir aux États-Unis. Sur ce point, James Baldwin, dans l’ouvrage « Le Diable trouve à faire », un essai paru en 1976, livre des lignes très instructives sur la place du culte et de la foi dans l’héritage africain-américain :
« Vivre en étant connecté à un au-delà de cette vie signifie en réalité qu’aussi terrifié que l’on puisse être, aussi limité ou aussi seul, quelle que soit la façon dont l’affaire se traite, personne ne pourra plus jamais vous terrifier. C’est pourquoi on entend parfois les Noirs dire « Tout ce que j’ai à faire, c’est d’être noir et de mourir! »
C’est ainsi que les musiciens, groupes et collectifs qui joueront un jazz empli de spiritualité intégreront des harmonies vocales issues du gospel, insuffleront une certaine sacralité dans leur orchestrations avec des compositions aux références plus ou moins directes au Tout-Puissant et surtout à son message premier – aimer – : The Creator Has A Master Plan, Dance Of A Little Children, Enlightment, Love Will Find A Way, An Evening with the Devil, Take Me Hand Precious Lord, Revelation…
Doug Carn – Revelation
2/ On aurait tort de ranger cette musique, par ces références appuyées au Seigneur et à l’au-delà, dans la catégorie des musiques sacrées. Le rappel aux racines spirituelles se conjuguent avec les luttes du présent. L’approche se veut syncrétique, digérant les traits bien contemporains du contexte social, racial et politique des années 70, une décennie de désillusion après le temps fort connu par le mouvements des droits civiques de la décennie précédente. L’Amérique reste l’Amérique et le diable ne s’est pas évanoui.
Les musiciens tels que Pharoah Sanders, Billy Parker, MTume, The Pharoahs, Sun Ra et tant d’autres usent d’une tangente pour contribuer à l’élan, ou même à la lutte. Révéler les âmes pour mieux se tenir debout. Proposer une musiques radicale, un art radical pour contribuer à la révolution des esprits. Ce courant s’inscrit dans son temps, celui d’une prise de conscience. Être noir. Être l’héritier d’une damnation. Devoir se figurer une identité pour penser le maintenant et le demain. C’est ainsi que l’Afrique, plus fantasmée que réelle, est convoquée. Une Afrique de la tradition ou une Afrique du futur. Des Afriques pour s’extraire une fois encore d’un territoire et d’une société où sa présence est bafouée.
MTume – Sais
Depuis le jazz be-bop codifié, séduisant la classe bourgeoise, jusqu’au jazz afro-centriste, il y a un acte. Un acte de ré-appropriation et de réinvention d’un bien commun, la musique afro-américaine. La musique tout court, qui la joue plus collective que solo.
« […] discours spirituel, revendications politiques et prosélytisme religieux font cause comme aux États-Unis. L’histoire maçonnique nous montre en la matière des exemples inédits et édifiants. Le problème réside donc dans un malentendu entre critiques qui, politiquement, ne peuvent envisager la lutte révolutionnaire sans une critique totale de l’institution religieuse, et musiciens afro-américains, pour qui les mêmes luttes s’inscrivent parfaitement dans l’histoire spirituelle de leur pays. » Raphael Imbert
Religion, spiritualité et luttes politique font donc bon ménage. L’élan contemporain pour le jazz dit spirituel sous la houlette du saxophoniste californien Kamasi Washington est d’ailleurs concomitant avec le mouvement Black Lives Matter. Le développement planétaire de nouvelles formes de luttes pour les droits civiques et la lutte contre les violences policières et racistes semblent bien se traduire, sur la scène jazz, par la redécouverte et poursuite d’un mouvement musical aussi conscient que spirituel. Et au final, politique.
3/ Plus structurellement, le milieu underground du jazz et ses acteurs premiers, les musiciens, s’organisent pour inventer les formes de création, de production et de diffusion. Pareillement au free jazz qui secoua la planète dans les années 60, le jazz dit spirituel est un détonateur d’idées, qui entrelacent mythologie, expérience minoritaire et perspective esthétique. Le jazz spirituel pense des formes, des manières de jouer, d’être en musique. Le collectif Tribe à Detroit comprend des musiciens, des performers, des plasticiens, des intellectuels. Il collaborent pour créer leur espace. Et pour lui donner forme, il s’engage dans la production en montant un label, en enregistrant par leur propre moyen et in fine, en mettant à la vente leurs disques. Le DIY n’a pas été inventé par les punks. Il est vieux comme le monde et c’est particulièrement dans cette décennie qu’il sera appliqué dans les scènes underground du jazz.
Phil Ranelin – Vibes From The Tribe
« Jouer ce que l’on est, jouer selon la vie que l’on mène, jouer afin de manifester sa profonde humanité, est fondamentalement un acte spirituel. » Raphael Imbert
Après ce long mais nécessaire détour pour préciser ce qu’est, constitue ou symbolise la spiritualité dans le jazz, j’en reviens à Bell Hooks et son livre révolutionnaire.
Comme pour chaque texte qui m’émeut, me touche et/ou me percute, je cherche sa bande sonore. En avançant dans ce livre, j’imaginais une perspective que je n’avais, jusqu’alors, pas entrevue dans le jazz. Se pourrait-il que les formes jazzistiques caractérisée par la religiosité, la mystique ou la métaphysique, disent quelque chose sur « la volonté de changer » des hommes. Ce jazz qui trace un chemin pour l’amour est fondamentalement l’expression de la paix et de l’intégrité, que Bell Hooks définit comme le fait de “ne pas être brisé ni divisé. Ce terme décrit une personne qui a formé une unité à partir des différentes parties de sa personnalité, de sorte qu’il n’y a plus de scission en son âme.“ Dire que ce jazz serait anti-patriarcal relève toutefois de l’interprétation abusive. Je n’irais pas jusque là. Pourtant, ce jazz est pur expression d’amour, cette musique est une passerelle vers l’intime, invitant dans le tumulte du monde tel qu’il est, inégalitaire, raciste, machiste, à chercher un nouvel équilibre par lequel les humanités se révèlent et mes âmes se soignent.
Ce jazz ne peut s’écouter dans un vestiaire de football. Ou, en fait, si, ce jazz doit être diffusé dans les vestiaires de football, pour offrir une autre perspective aux jeunes hommes, celle d’une masculinité généreuse, non violente et ouverte.